Prises

sainte baumeErri De Luca

 

PRISES


C’est à l’âge adulte que j’ai connu les montagnes, je n’ai donc pas de circonstance atténuantes : ce n’est pas par caprice de jeunesses que je me promène au-dessus du vide. Pour qui est né entre l’Apennin et la mer, les montagnes et les flots sont des frontières. Mais passé trente ans les profils des montagnes me semblèrent plus attrayants que toute autre ligne de la nature. J’appris les techniques de l’alpinisme, les cordées, l’équipement et le vide. J’ai remonté de magnifiques précipices, des rochers droits et éblouissants de Gaeta aux tours rouillées des Dolomites ; aux immenses parois où l’on peut perdre la voie directe. Le sommet n’est jamais le but, seulement un terme. On regarde à peine l’horizon tout autour, puis à nouveau en route dans les descentes, parfois aussi difficiles que les montées. Le soir, on pense aux prises, aux parois en surplomb franchies, pas au panorama. On escalade seulement par besoin de parcourir une ligne verticale.

Comme tout alpiniste capable d’affronter facilement la fameuse difficulté du sixième degré, j’ai tenté la « solitaire intégrale ». On appelle ainsi une ascension libre sans aucune protection. C’est une expérience de nudité. J’arrivai au pied de la paroi avec la seule intention de la regarder, d’en étudier l’attaque. Puis j’enfilai mes souliers en caoutchouc lisse et je fis quelques pas. Je n’avais rien décidé. En montant quelques mètres, je savais pouvoir faire ces passages en descente. Un alpiniste doit posséder l’habileté de grimper à l’envers, c’est-à-dire vers le bas, technique plus difficile car il faut chercher les prises plus bas que les pieds, loin des yeux. Je continuais. Les pas qui me séparaient du départ devinrent vite un abîme. Tant que j’eus la certitude de pouvoir revenir en arrière, je me sentis lié au sol. Puis arriva un passage plus difficile, je regardai la longue ligne de montée droite au-dessus de ma tête et je pensai aux difficultés cachées en elle et en moi. Je ne m’étais jamais trouvé dans un tel champ libre. Mes mains ne transpiraient pas, mon cœur ne bondissait pas dans ma poitrine, j’étais calme, tendu. Je vis la paroi grande ouverte au-dessus de moi  comme un drap suspendu, j’assurai bien mon pied et je passai. Dans une solitaire intégrale il y a un point de non retour, on ne peut le sentir qu’après l’avoir franchi. Soudain la liberté : déliement des nerfs, bride et mors relâchés, je n’étais plus rattaché au départ, ni promis à une arrivée. Je me trouvais sur la matière verticale arpégeant de mes quatre points d’appui qui changeaient sans cesse de forme selon le mouvement. Mes gestes étaient affranchis du poids du sol, de tout retour et suivaient le rythme de ma  respiration. Le silence régnait sur la face sud de Cime Nove, seul mon souffle passait sur la vallée. Je savais des choses simples sur moi : j’étais vif, agile, attentif. Lorsque le dernier passage apparut avec évidence en haut, j’eus un choc, un frisson de peur. L’arrivée menaçait et me liait de nouveau à un terme, comme le départ. Je le compris et ne pus rien y faire, je devais contrôler cette tension. La vanité d’avoir réussi dans une entreprise que je n’avais jamais tentée auparavant, ni même préméditée, me gâchait les dernières dizaines de mètres. Je voulus m’arrêter, me réconcilier avec le vide de la paroi, mais mes pieds s’engourdirent sur les petits appuis. Je repartis avec fureur et derniers passages  ne furent qu’à-coups et gestes brusques, violent. J’arrivai au sommet, sur le plateau, tendu comme le « mi » de la chanterelle, la corde la plus fine de la guitare. Maintenant je sais que le départ et l’arrivée sont deux prétextes et un seul embarras. Ce qui compte c’est d’aller, d’être dans le courant de sa propre solitude exposée, inutilisable à toute visée.

Sur le livre du sommet j’écrivis les mots d’Isaïe : vehircavtica al bamotè eretz (et moi je te ferai monter sur les hauteurs de la terre).

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