Faites parler la toile du peintre

Je suis sagement posée contre un mur, entre un ancien tonneau de bière métallique peint en bleu fluo, qui sert de poubelle et un chevalet bancal. Je reste plantée là, sans doute parce que je suis une belle toile de 2m50x1.50 et qu’il faut choisir un beau sujet pour me préférer à d’autres. Pourtant, je l’avoue, chaque fois qu’il s’approche de moi mon cœur bat la chamade et je me demande si aujourd’hui est le bon jour, mais je suis toujours là, de plus en plus poussiéreuse et s’il m’oublie, je vais devenir complètement grise. Tiens ! il chante ! sans doute le soleil qui inonde l’atelier le rend-il joyeux ? Bing ! bang ! Il trie les toiles, certaines tombent sur le sol sans qu’il les relève, en examine plusieurs, hésite, et je ne sais pourquoi mais je sens « qu’aujourd’hui » j’ai ma chance. En effet, il me saisit sans ménagement, me secoue, me tapote, me repose, me scrute, sourit, puis en sifflotant m’installe sur un chevalet. Il m’époussette avec une brosse aux poils très doux qui me chatouillent. J’ai un trac fou.

Vais-je connaître la gloire ou finir au rebut comme certaines ? Je me tends et ne bouge plus. Il saisit un fusain et me griffonne dessus. Sur une palette, il presse des tubes de couleurs qu’il m’applique à grands coups de pinceau. Il ne chante plus, ne siffle plus. Il est concentré. Il me donne des claques, me lance des jets de peinture qu’il mélange énergiquement, me gratte, me bouscule, étire longuement les couleurs, me secoue, m’aplatit, m’enlève le surplus à l’aide d’un chiffon parfumé à la térébenthine, heureusement qu’il n’insiste pas trop car cette odeur me fait tourner la tête. Il pousse de profonds soupirs, ne me quitte pas des yeux, se recule, avance, recule encore, s’approche, parle seul, s’encourage. Le fond est terminé. Je suis toute barbouillée de couleurs. Il attaque l’endroit dont les contours sont dessinés au fusain. Je vois la progression du tableau grâce à un immense miroir placé derrière lui. Il peint un enfant au visage triste, assis sur une chaise qui tient un jouet cassé contre son cœur. Il y a beaucoup de rouge, le bonnet, la chemise, la chaise. J’aime le rouge, c’est ma couleur préférée. Je ferme les yeux et j’imagine qu’il peint des tiges de fleurs mais lorsque je regarde dans le miroir, je vois que ce sont les mains de l’enfant. Je les trouve disproportionnées. Il fait de nombreuses retouches par petites touches au pinceau et à la spatule. Il me caresse, me complimente, me dit que je suis belle et même que je lui plais et qu’il m’aime. Je rougis. Il appose sa signature, s’essuie les mains, jette un dernier regard et quitte l’atelier. Je ne suis pas encore sèche et sens la peinture mais je sais que je suis une œuvre d’art car celui qui m’a créée a un talent fou et je risque fort de me retrouver accrochée dans les plus grands musées du monde, admirée par tous, amateurs comme professionnels. Cette idée me trouble et me remplit d’une joie indescriptible. Serais-je un chef d’œuvre ?

 

Mercredi 20/02/2013    Jos Graziani

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