Dans le cadre d’une étude sur la mémoire et la photographie, je devais rédiger un petit texte à partir d’un ensemble de photographies au rebut, collectées par Jacques Barbier. Sur chacune d’elles ont pouvait observer qu’un personnage avait été découpé.
Ces photos mutilées étaient aussi pénibles à observer que des images de guerre montrant des corps meurtris. Ici les membres du corps familial, amical ou amoureux avaient été sectionnés soigneusement aux ciseaux.
Ma première remarque concernait le sexe et l’âge des personnes découpées. Il y avait davantage de personnages masculins évincés que de figures féminines. Ne manquaient sur les photos ni bébés, ni enfants ni adolescents. Ceci laissait supposer que le découpage était majoritairement l’œuvre de femmes et non pas d’hommes.
Cette attitude féminine qui consistait à se débarrasser du corps à coups de ciseaux semblait la métaphore d’un assassinat, joué sur un plan symbolique et de façon plus subtile qu’un meurtre réel mais néanmoins violent. Il était impossible de faire disparaître le corps de l’indésirable en entier et restaient des reliquats, preuves que sur cette épaule de femme, une main d’homme s’était appuyée, ailleurs, tel un serpent partageant le corps féminin en deux, un résidu de bras entourait tendrement la taille d’une jeune fille.
Il m’apparut que la tentative de faire disparaître celui qui jadis avait été proche, entraînait en réaction une mutilation symbolique de ces découpeuses. En ôtant une jambe appuyée contre la leur, elles avaient raboté une partie de leur propre corps. Parfois quand la photo représentait un couple enlacé, un coup de ciseau rageur avait fait disparaître leur main, une partie de leur tête ou de leurs cheveux.
Sur une photo ancienne, prise dans les années quarante si l’on en juge à sa coiffure impeccablement crantée, on voit Suzanne qui a inscrit son nom au bas de la photo. Son mariage s’est révélé difficile et après le divorce elle a conservé les photos de sa jeunesse tout en faisant disparaître son compagnon. Reste accrochée à son épaule, sa main, telle une sinistre décoration. Ainsi la main de l’homme qu’elle considère l’avoir trahie et blessée se tient toujours comme un fantôme sur son épaule. Ôter cette main exigerait de meurtrir la représentation de son propre corps qui afficherait un trou à la place de son épaule.
Le vide béant laissé par le découpage ou la parcelle de corps encore perceptible dans l’image, viennent réactiver la souffrance. Cette suppression restitue le ressentiment ou même le sentiment si le découpage a pour but de cacher une relation ancienne. Ainsi ces découpages apparaissent comme de vaines tentatives et les photos découpées finissent la plupart du temps au rebut. Autant renoncer à elles si l’on ne sait pas « se foutre du passé » comme le chantait si joliment Edith Piaf.