apparence et réalité, après plus rien n’a été pareil

 

 

On ne sait plus depuis combien de temps il vit là ;

Toujours aimable, peu souriant, rend des services de temps en temps ;

Personne ne peut dire qu’il a eu avec ce monsieur une quelconque relation personnelle.

Il semble que ce soit pareil avec les autres personnes de son origine ; d’ailleurs on ne sait même pas s’il est algérien, marocain ou tunisien ; certains prétendent même qu’il serait asiatique ;

On le voit aller à la mosquée le vendredi mais pas de lien avec ses coreligionnaires ;

S’il se rend au marché d’Empalot, jamais on ne le voit demander les prix ou acheter quelque chose en langue arabe ; Le français semble être sa seule langue d’usage.

Certaines femmes le trouvent triste ;

Il fréquente assidûment la médiathèque, allant et venant, des cabas plein de livres ;

Le seul événement saillant dans cette vie monotone et monochrome est le 11/09/2001 ; l’explosion d’AZF a été violente, le quartier d’Empalot saccagé ;

Il courrait éperdu dans le chaos et la poussière, des mots incohérents sortaient de sa bouche ; il paraissait sourd, imperméable à tout échange, comme un enfant traumatisé ;

Quand les plaies de la ville ont été cicatrisées il a repris son train -train tranquille, lisse, sans émotion apparente.

 

« J’ai grandi au bled, je gardais les moutons, je n’avais pas de quoi manger, je veillais sur ma famille, seul homme à 7 ans ; mon père, mes frères étaient fellagas » ;

Ça c’est la version que je donne à ce photographe, ce que mes employeurs, collègues ont toujours voulu croire, trop contents que je corresponde à l’image qu’on attend du vieil émigré magrébin ;

S’ils savaient !

 

Dans l’Algérie française j’étais heureux, je ne manquais de rien, je vivais une vie insouciante ;

Mes parents travaillaient pour une famille française, nous vivions dans une belle villa blanche en haut d’Alger ;

Les patrons de mes parents n’avaient pas d’enfant, ma gaîté, ma répartie les amusaient et petit à petit j’ai vécu à leur façon, oubliant presque ma langue maternelle, son accent chantant et les berceuses de ma tendre enfance….

J’avais des doigts longs, agiles, ils me faisaient jouer du piano, je portais parfois des costumes avec chemisette blanche et j’étais condescendant avec les enfants en djellaba, sales et ébouriffés ;

Puis l’ambiance a changé, il y a eu des bombes, des conciliabules, des réunions secrètes ; bientôt les autres arabes ont quitté ce quartier d’Alger ;

Et il y a eu ce jour ou un militaire gradé est venu à la villa, a demandé à me parler ; il m’a confié une mission, m’a parlé d’honneur et de patrie ; j’étais fier d’avoir été choisi ;

J’ai du me déguiser….j’ai appelé ça un déguisement à l’époque !

J’ai revêtu la djellaba, j’ai noirci mes mains, mon visage, je me suis souvenu des mots d’arabe et je suis parti…..

Je suis parti avec un paquet bien ficelé que j’ai porté à la casbah dans une pièce sombre pleine d’hommes, des conspirateurs m’avait on dit…

J’ai posé le paquet et j’ai couru dans l’immense déflagration, j’ai couru dans la poussière, sous les gravats ;

Quand je suis arrivé à la maison j’ai compris qu’on ne s’attendait pas à ce que je revienne vivant ;

Ceux qui soit disant m’aimaient refusèrent de me laisser entrer, le militaire a même parlé de m’éliminer.

Tout mon monde de s’est écroulé ; je suis descendu vers le port ; j’ai vécu de petits boulots, dormi dehors…

Je suis parti travailler en France, les ateliers Renault à Boulogne recrutaient.

 

Là j’ai lu, j’ai rencontré des compatriotes et petit à petit, j’ai compris…

J’ai compris qu’il y avait eu une guerre qui ne voulait pas dire son nom ;

J’ai compris qu’avant les français, il y avait eu un pays, une culture ;

J’ai entendu parler du gros attentat d’Alger qui avait tué plusieurs dirigeants du FLN…..

Colère d’avoir été manipulé, utilisé…..

Culpabilité d’avoir été traître à mon pays, à ma famille…..

 

Je n’ai jamais pu parler de cette histoire.

Etranger dans les deux pays.

Je n’ai jamais vécu depuis.

Je ne me suis pas marié, pas de famille.

Il aurait fallu contrôler mes cauchemars, sortir de ma coquille.

J’ai survécu en essayant de passer inaperçu : poli, propre, correct avec les français, évasif, discret avec les algériens.

J’ai quitté Paris pour ce studio HLM à Toulouse ou personne ne pouvait me connaître.

Maintenant, à l’age de la retraite je ne peux pas retourner là bas, je n’ai pas d’attaches ici.

Déraciné, solitaire, avec les livres, avec ce poids sur mes épaules.

J’ai oublié le piano.

 

Yveline,1er décembre 2014

 

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