Page 132 et suivante (début)

J’ai trente ans ce mois-ci. Je suis née en l’an de grâce 1983.

On était en décembre et il faisait froid dans la petite imprimerie de région parisienne où l’on m’a accouchée. Pour l’employé qui m’accueillit, je présentais de nombreux défauts : je n’étais pas terminée – mon histoire se concluant sur un précipice de pages blanches – et ma couverture était complètement ratée.

« L’opéra des enfants » – mon titre – était nu, seul. Le maquettiste avait oublié de préciser le nom de mon auteur. Ma tranche sauvait l’honneur de cet amateur, mais ça s’arrêtait là, car il y avait aussi le mystère de la page 132. Le motif complexe qui y était représenté ressemblait à celui qui illustrer la couverture. Cependant, tout le monde pouvait y déceler de très nettes différences de circonvolutions. Étaient-elles voulues ? Personne ne le savait. Tout le monde, au point où ça en était, s’en fichait.

Après l’examen de mes défauts techniques, je restai longtemps dans un bureau, sur une étagère, au milieu d’autres maquettes. Elles étaient toutes vouées à de grandes carrières ; pour ma part, j’étais vouée au pilon. C’était ce que j’avais cru comprendre à l’occasion d’une conversation entre un directeur de collection et le responsable de la fabrication.

Aussi, le jour où un homme à la calvitie naissante, lunettes rondes, barbe mal rasée et veste de surplus de l’armée vint me demander, je crus que c’en était fini. L’espace d’un instant, je sentis mes veines et mes nerfs se révolter à cette idée – toutes les phrases qui me composaient, les métaphores qui me hantaient, les prénoms qui traversaient mes pages voulaient vivre encore un peu…

Et puis, ce fut la bonne surprise : cet homme à l’allure dégingandée n’était pas un employé du service recyclage, mais mon auteur, Dragan.

Il me ramena chez lui.

Son appartement était envahi de papier et je compris vite que ces feuilles éparses n’étaient rien que des extensions de moi. Elles étaient ma fin. Ou plutôt, ma suite.

Les milliers de pages qui s’entassaient dans le salon, reliées ou non, raturées, biffées, commentées en rouge, au crayon à papier, étaient toutes à l’entête de l’opéra des enfants, et les prénoms de mes héros revenaient inlassablement au fil des lignes torturées, hésitantes.

Alex, Frand, Mael, Billy…

Dans cet océan de papier, ces quatre enfants allaient et venaient comme de petits pénates, dieux farceurs de l’appartement. Ils y mettaient un désordre fou, ils y faisaient du bruit – le froissement incessant du papier dans la machine à écrire – ils y faisaient des dégâts.

Obsédé par ces quatre garnements, Dragan laissait tout à la dérive : le ménage bien sûr, ses relations après, lui-même enfin… Une seule personne venait lui rendre visite. Elle s’appelait Caroline et était la maman d’un petit garçon. Elle portait toujours des habits noirs et sa longue chevelure ondulante lui donnait un air de sorcière.

Elle venait lorsque Dragan ne s’y attendait pas. Il ne l’invitait pas, ne l’appelait pas, mais elle venait quand même. Lorsqu’elle arrivait, il s’exclamait toujours : « Ah, tiens, voilà la voisine ! ». Elle répondait dans un grand rire : « Et oui, toujours dans les parages ! »

Du fond de la bibliothèque où il m’avait rangée, je la voyais lui sourire. Elle ne me plaisait pas franchement mais elle était la seule amie qui semblait rester à mon auteur alors je la tolérais.

Un jour, cependant, elle commença à avoir des propos vraiment déplacés.

« Tu sais, il faudrait arrêter de ressasser cette histoire.

— Mais je ressasse pas. Et puis, je tiens le bon bout, cette fois. Je le sens.

— Dragan, ça fait cinq ans que le livre aurait dû sortir, que tout ça devrait être fini. Et regarde : ton appartement déborde littéralement de ces quatre gamins. Tu ne manges pas, tu ne dors presque pas, tu ne vois plus personne. Il faut que ça s’arrête. Il faut que tu te reprennes.

— Je finis et je tire un trait. Mais je dois finir. »

L’intervention de Caroline n’était pas du tout à mon goût : Dragan était tout pour moi, et j’étais tout pour lui. Alors l’imaginer en train de fermer ce volet de sa vie – moi – m’était tout à fait insupportable. Pourtant, la voisine avait raison. Dragan se laissait mourir dans cette interminable histoire, emporté par les pirouettes des gamins de l’opéra.

Pourquoi était-il ainsi attaché à mon histoire, je l’appris plus tard.

Caroline était là, bien sûr, et pour une fois, Dragan l’avait appelée. Elle avait amené son fils car elle n’avait personne pour le garder. Le petit ange dormait sur ses genoux pendant que les grands parlaient. Caroline disait :

— Tu sais pourquoi Syrielle est partie ?

— Elle était jalouse.

— De quoi ? Du livre ?

— Non, de toi.

— C’est ridicule. Vous viviez, travailliez ensemble… Elle a fait la couverture du livre, elle a donné corps aux enfants !

— Elle croyait que je l’avais trompée pendant qu’on était séparé. Et que tu étais enceinte de moi. Quelque chose comme ça. Pour la couverture, elle n’a pas aimé mon choix…

— Pourquoi a-t-elle dessiné ça aussi ?…

— L’obsédante jalousie…

Ils parlaient de mon visage : le motif blanc sur fond noir – et, page 132, sa variante.

Je fus alors illuminée par deux grâces successives.

Tout d’abord, Caroline portait toujours un médaillon d’argent en ras de cou. Chimère de vévé vaudou et de symbole celte, c’était l’exact réplique du motif ornant ma couverture.

Ensuite, si Dragan se noyait dans cette histoire sans fin, c’était par amour pour une femme qu’il n’arrivait pas oublier. Une certaine Syrielle. En quelque sorte, ma mère.

Les deux révélations mises bout à bout me dressèrent un portrait plus complexe de mon auteur. Je l’imaginais amoureux de cette demoiselle que je ne connaissais pas. Il travaillait avec elle à me façonner. Elle allait me donner mon apparence, et lui mon âme. Et puis, il y avait la voisine. Le médaillon d’argent sur sa gorge était déjà son emblème. Il allait se retrouver posé sur moi, vilain insecte qui raillait Syrielle. Je pouvais très bien concevoir la colère de Syrielle surprenant des scènes aussi calmes et intimes que la conversation tenue par Dragan et Caroline en ce moment même, à la lueur d’une lampe orange, dans le froid d’une soirée de novembre, un enfant blond dormant sur des genoux drapés de coton noir…

Ils parlèrent longtemps d’ailleurs ce soir-là. La nuit les avala tous les trois, petite famille de bric et de broc, bercée par une vilaine pluie gelée, cognant aux carreaux fêlés des fenêtres.

Au petit matin, la lumière grise de l’aube avait écrasé la lueur orange. Un air vif piquait mes feuillets. Je n’étais plus dans ma bibliothèque entourée de mes compagnes – les feuilles libres.

J’étais à un arrêt de bus, dans des mains roses.

Au dessus de mes pages se penchait le visage attentif de Caroline.

Elle me lisait.

Ou, plutôt, elle me dévorait.

Son regard était brûlant sur moi et je sentais dans mes entrailles mon histoire qui se soulevait, se tordait, prenait une forme inédite… prenait la forme… qu’un lecteur lui donnait.

Pour la première fois, j’étais lue.

J’étais en train de renaître.

Mais une renaissance ne va pas sans douleur. Alors que des palpitations surprenantes irriguaient ma conscience, un sentiment terrible vint m’assaillir : ma place était vide dans la bibliothèque de Dragan. Je n’étais plus avec lui, je n’étais plus aux côtés de mon père ! Qu’allait-il devenir ? Pourrait-il le supporter ?

La détresse est un sentiment que j’aurais aimé ignorer, mais elle se figea en moi ce jour-là comme un ambre translucide.

Je ne revis jamais mon auteur.

*

Caroline m’avait « booknappée ».

Comment la soirée s’était-elle finie, je ne le sus jamais, mais au petit matin, elle m’avait attrapée et fourrée au fond de son sac. Elle était rentrée chez elle – à quelques rues de chez Dragan – puis m’avait emmenée avec elle à son travail. Elle avait commencé à me feuilleter et de fil en aiguille, s’était retrouvée à la fameuse page 132. Devant la variante de ma couverture, elle avait fait une moue étrange. Elle avait marmonné quelque chose et m’avait refermé sèchement. Malgré tout, durant sa journée de travail, inlassablement, Caroline était revenue vers moi.

Le soir, rentrant chez elle en bus, Caroline se contenta de m’installer sur ses genoux, comme elle l’aurait fait pour son fils. Sur ma couverture, les lueurs des réverbères passaient comme des vagues. Son regard se perdait dans ces lumières de passage. Elle se posait des questions. Parfois elle portait une main à son cou : le pendentif qui m’avait donné mon visage était-là, comme tous les jours. Vers la fin du trajet, alors qu’elle me rangeait dans son sac à main, je crus l’entendre murmurer « pourquoi ? ».

De retour chez elle, Caroline fut happée par la soirée chargée d’une maman célibataire. Récupérer son garçon, jouer avec lui, l’aider à faire ses quelques devoirs, l’envoyer au bain, le faire manger, le coucher… Pendant tout ce temps, je restais dans son sac, et ce ne fut que vers minuit qu’elle vint m’en extraire.

Elle avait allumée une bougie parfumée à la cannelle dans son salon. Elle était fatiguée, mais quelque chose l’attirer vers moi : l’envie de savoir. C’est ce qu’elle commença à me dire. Car elle s’adressa à moi, en chuchotant, en soufflant ses mots comme elle aurait souffler la flamme de sa chandelle.

Elle disait qu’elle n’aurait pas dû me voler à Dragan, mais qu’il fallait qu’elle sache, même si au fond, je n’étais pas son genre d’histoire. Elle voulait savoir pourquoi je rongeais son ami. Évidemment, il y avait Syrielle, dont il avait été fou amoureux. Mais y avait-il autre chose ? Un trouble obsessionnel ? Un sortilège ? Elle commençait à croire que oui.

« Je n’ai jamais rien lu si vite que toi… Moi qui lis lentement d’habitude, je me suis retrouvée page 132 en moins de trois quarts d’heure de bus ce matin : c’est pas mal. »

Elle m’expliqua qu’elle était littéralement absorbée par l’histoire. Elle voulait savoir ce qui allait se passer, elle voulait aider les personnages, être avec eux, lire, lire…. Bref : elle était « à fond ».

« C’est vrai que tu es obsédante, pour une maquette inachevée… »

Elle me ré-ouvrit, l’œil pétillant. Page 132, mon symbole l’attendait, identique, et différent… par rapport à celui qu’elle avait vu – « sur la couverture ? » – elle me referma – « non, par rapport… » – et me ré-ouvrit – « à la page 132 de ce matin… ». Puis elle ne put réprimer sa surprise et s’exclama :

« Les rouages ont bougé ! »

Elle avait raison.

Je sentais en mon cœur ce mouvement tout à fait surprenant depuis ce matin. Depuis que Caroline s’était retrouvée page 132, il y avait à ce numéro de mon être un étrange phénomène qui s’était déclaré. Je n’avais pas tout à fait compris ce que c’était mais ma première lectrice venait de me l’expliciter : les rouages du motif s’étaient animés. Un mouvement se faisait en moi.

Quel était-il ? Que voulait-il dire ?

Lorsque Caroline approcha ses doigts de cette page au grain épais, le mouvement devint souffle, la bougie s’éteignit tout net, et le souffle se transforma en lumière.

Le motif page 132 irradiait une lumière blanche incandescente : à travers ces rayons, on distinguait les silhouettes de mes quatre enfants. Puis plus rien. Aussi fugace qu’un éclair – aussi lent qu’un passage de nuages devant le soleil – et envolé… plus rien…

Caroline resta muette.

Dans le doute, elle me referma.

*

Ce jour-là, je compris donc que j’étais certes une maquette ratée, mais aussi une maquette « habitée ». Cette lumière en moi, je le savais, était l’expression de l’âme des enfants de l’opéra. Peut-être Caroline le comprit-elle aussi mais elle ne s’en ouvrit à personne. Revit-elle Dragan ? Lui parla-t-elle de ce rayonnement qui m’avait traversée ? Je ne le sus jamais.

Je restai longtemps chez Caroline. Elle m’avait cachée dans un petit meuble d’acajou et je ne voyais jamais le soleil. Un jour, cependant, son fils, devenu un bel adolescent, et qui avait pris la manie d’aller fouiller dans cet élégant placard, m’exhuma de mon lit de poussière. Il était intrigué par ma dernière page, ma couverture et le nom de mon auteur sur la tranche. Il commença à me lire et ne me quitta pas de toute une nuit.

J’étais ivre de ses rêves.

Le lendemain matin, alors qu’il était épuisé, je me sentais lourde. Plus lourde que la veille. Je mis quelques jours à comprendre mais voilà ce qui m’arrivait : je me développais. Mon nombre de pages augmentait au contact de l’imagination du jeune homme. Mes enfants prenaient de nouveaux chemins, de nouveaux risques, ils vivaient de nouvelles aventures. Le mouvement des rouages, page 132, était plus actif que jamais : il avait pris un rythme industriel, effréné. Mais ce garçon qui m’apportait tant de matière, lui, se perdait dans ma lecture. Il avait de grands cernes sous les yeux et mangeait peu. Sa mère commença à s’inquiéter pour lui. Lorsque Caroline se mit à fouiller sa chambre, elle était persuadée qu’il se droguait. Mais non. Dans le tiroir de sa table de chevet, elle ne trouva que moi. Plus grosse et grasse qu’elle ne m’avait jamais vue. Elle me soupesa, regarda ma page 132, puis ma page de fin – qui ne le disait rien…

Une détermination noire vint étinceler dans son regard et elle cracha :

« Tu mériterais de finir au feu ».

Mais Caroline n’aimait pas l’idée de brûler un livre. Je finis donc à la poubelle.

Durant la nuit, j’attendais sagement, sur le haut du bac, qu’une benne vienne emporter avec moi les âmes de quatre enfants, une histoire d’amour triste, et bien d’autres choses encore… Mais c’était sans compter le « glaneur ». Un jeune homme de vingt ans, sac à dos sale et chaussures boueuses vint sur les coups de minuit fouiller dans mon bac. Il me trouva et consulta ma quatrième de couverture :

« Lorsque la sirène retentit le quatre janvier, personne ne réalise tout de suite, sauf Mael. Ce n’est pas le premier mercredi du mois, pourtant, les alarmes de la protection civile résonne dans toutes les villes de France. Un conflit vient d’éclater. C’est dans ce monde en guerre que Mael va grandir, avec ses amis, les enfants du conflit. »

Sur la foi de ces quelques lignes il décida de me sauver de la décharge et m’emmena chez lui.

Ce garçon était à la limite de la marginalité – il était étudiant en lettres classiques. Il avait la critique facile, la lecture rapide et l’œil exercé à la détection de coquille. Le crayon à la main, il se laissa emporter par mes gamins dans une ronde infernale. Je ne sais pas si les enfants lui voulaient réellement du mal ou, si, tout simplement, l’étudiant isolé n’avait pas la chance d’avoir à proximité une mère sur-protectrice pour fouiller sa table de chevet. Toujours est-il qu’il se noya littéralement dans mon histoire. Je profitais beaucoup à son contact, m’enrichissant de plus de trois cents pages à la typographie aussi compacte que possible. Hélas, l’absence de sommeil finit certainement par le rendre somnolent, et lorsqu’on vida son logement de cité universitaire, j’appris qu’il était mort dans un accident de voiture.

J’eus de nombreux autres lecteurs au fil d’une errance que je ne saurais plus décrire : passant de cartons en bibliothèques, de main en main, je naviguais… Au fil des lectures, je m’enrichissais ou m’appauvrissait. Mes enfants n’avaient pas toujours la chance de rencontrer une âme sensible à leur sort. Ainsi le dernier de mes lecteurs, qui m’avait trouvée sur eBay dans un lot comportant un Atari vintage et deux ballons de foot dédicacés, m’abandonna un matin dans la cours d’un immeuble de bureau. Je lui « prenais trop la tête » et il avait « d’autres chats à fouetter ».

*

Donc voilà : j’ai trente ans ce mois-ci.

Nous sommes en décembre 2013, et je suis seule.

Dans le froid, au milieu d’une cours austère, feuilletée par les courants d’air, je regarde la nuit tomber : parme gris, puis violet profond, rouge noir enfin.

Ah ! Des talons hauts claquent sur les pavés de la cours. Se dirigent-ils vers moi ?

Des mains manucurées et douces me saisissent. Une jeune femme blonde au regard triste me contemple. Elle se demande si elle m’emporte avec elle ce soir. Elle hésite. Je suis volumineuse tout de même. Un coup de vent vient lui geler le bout du nez. Elle se décide et m’enfourne dans son sac.

Elle me sauve de la nuit.

*

Élodie – c’est le prénom de cette belle blonde mélancolique qui vient de se faire virer d’un job inutile – a beaucoup de points communs avec moi. Elle a trente ans, elle est seule. Décalée, évanescente, elle pose à peine le pied par terre. Elle est ailleurs. Dans un autre monde.

Mes enfants sont fous d’elle – et elle d’eux.

Elle a pour eux la tendresse d’une grande sœur et leur offre tous les rêves qu’elle a en stock. Nous passons de belles nuits, de longues matinées, de grandes après-midi de pluie ensemble et elle s’endort sur mes pages avec un sourire éphémère que j’aime.

Je sais que contrairement à tous mes autres lecteurs, elle ne se contente pas d’alimenter mes pages. Elle est dedans. Elle a passé le seuil ; elle court avec mes gosses ; elle a peur pour eux, elle les gronde. Son nom est venu rejoindre les quatre prénoms que Dragan et Syrielle avait imaginé il y a trente ans de cela : Alex, Frand, Mael, Billy vivent leur enfance avec Élodie.

En cela, elle est à part.

Jamais je n’avais imaginé que quelqu’un puisse tant s’attacher à moi – à eux – qu’il se perde littéralement dans mes mots. Est-ce que son âme a rejoint mes pages réellement ? Je me le demande. Hélas, au fil du temps, je comprends aussi que si c’est le cas, alors son âme va quitter son monde à elle et elle sera entre la vie et le rêve, quelque part, belle gardienne de mon secret. Sans doute, cela ne lui déplaît pas, car elle ne quitte pas grand chose : sa mère roucoule sur des îles lointaines, sa grand-mère est décédée, son job l’a quittée, et ses collègues ne prennent pas de ses nouvelles. Ses copines sont en couple et n’ont pas beaucoup de temps à consacrer à leur amie dépressive. Que lui reste-t-il finalement ? Moi ? Oui. Et ce n’est pas si mal, se dit-elle, quand elle reste des heures au lit, à tourner mes pages. A force, d’ailleurs, elle ne les tourne même plus. Je crois qu’elle a compris : elle n’a qu’à rêver et l’historie continue. Mais rêver n’est pas manger, ni boire. Rêver n’est pas vivre sur cette terre. Alors… malgré tout notre amour pour elle, elle passe… Elle passe du côté de l’ombre. Elle meurt. Elle part. Et nous sommes à nouveau seuls.

C’est sa mère qui découvre l’atroce vérité au retour de son voyage de noces : si sa fille ne répond plus au téléphone, c’est qu’elle est dans son lit, livide et maigre. Un livre est posé à côté d’elle – moi. Elle a l’air paisible. Elle est froide.

Sa mère pleure à chaude larme.

J’apprends lors d’une conversation qu’on pense qu’Élodie a fait une overdose de somnifère.

Sa mère décide de vendre la maison, très vite. Elle ne veut plus avoir à faire avec cette baraque, avec ses fantômes. Elle fait des cartons de choses inutiles et les entasse dans le grenier. Je fais partie de ce voyage. Les propriétaires suivants auront tout le loisir de me découvrir. Pendant qu’elle encartonne, la mère d’Élodie parle de ce « couple de petits vieux charmants » à son nouveau mari. Une illustratrice et un homme d’affaire à la retraite. Des gens très bien.

Je les attends dans mon carton.

*

« Ah ! Maman, Alex et Papa te cherchaient pour… je sais plus quoi…

— Hum ?… Tiens, Mael, aide-moi à bouger ce carton, il est très lourd.

— J’arrive, attends. Les gens laissent de ces trucs !…

— La propriétaire avait perdu sa fille, tu sais. Le rangement n’était pas sa priorité…

— Oui, bien sûr…

— Si je perdais l’un de vous quatre… je ne sais pas ce que je deviendrais.

— Maman chérie… »

J’entends ce dialogue à travers le carton.

Et puis un grand déchirement et un flot de lumière viennent successivement me ramener au monde.

Des mains ridées viennent soulever la pile de livre dans laquelle je me trouve.

« Des bouquins… »

Une dame un peu âgée et sa fille commencent à regarder les différents volumes. Lorsque je me retrouve dans les mains ridées, je ressens pour la première fois l’envie de pleurer.

Dans les yeux de la dame qui me regarde, de très grosses larmes viennent de naître.

« Mon dieu !…

— Maman qu’est-ce qu’il y a ? »

Je sens le mouvement lent de mes rouages qui fait une pose. Le temps s’arrête.

J’entends qu’on appelle dans l’escalier qui mène au grenier.

On appelle Syrielle.

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