Depuis trois heures, Ionn ramait sur la prairie qui s’étendait à l’infini. Sous la coque de la barque crissaient les herbes sèches, et avec le soleil qui montait toujours plus brûlant dans un ciel sans nuages, l’effort sur les avirons se faisait de plus en plus éprouvant. Chaque semaine, avec Fleur, ils venaient retrouver l’Ancien pour échanger les maigres provisions qu’ils avaient pu rassembler contre les légendes qu’il leur racontait sans fin. Ces récits des temps où les rivières coulaient encore, quand les villages florissants retentissaient des mille bruits de la vie quotidienne. Avant que la sécheresse transforme peu à peu les champs verdoyants en cette interminable steppe qui jaunissait un peu plus chaque année. Avant que les Maîtres , après avoir détruit les villages, réduisent leurs habitants en esclavage, dans des mégapoles qui concentraient tout ce qui restait de vie. Quelques rebelles, comme l’Ancien, comme eux, s’étaient échappés et survivaient, dissimulés près des rares points d’eau qui disparaissaient au fil du temps.
Quand ils arrivèrent enfin à l’abri fait de branchages et d’herbes tressées, aucun signe de vie ne les accueillit. Descendus de la barque, ils firent le tour de la hutte. Le vieil homme gisait à l’ombre. Un faible souffle soulevait à peine sa poitrine. Ils virent que la source où il s’approvisionnait était tarie, sans doute depuis plusieurs jours. Après que Fleur eût réussi à glisser quelques gouttes de leur réserve entre ses lèvres fendillées, ils entendirent un murmure ténu : » Emmenez-moi…il est encore temps…L’Ultime Océan…un mois de marche…vers le couchant… » Et soudain, un sursaut. Un faible cri, le dernier : »Le Patrouilleur ! » Comme sa tête retombait sans vie, ils entendirent en effet venir vers eux le martèlement mêlé de grincements que redoutaient tous les clandestins de la Prairie. Ils n’eurent que le temps de se jeter entre les rochers du lit proche d’un ruisseau à sec. L’énorme fabrique montée sur de gigantesques chenilles avançait implacablement. A l’avant, tout en haut du bâtiment, on pouvait lire : »Ministère de la Normalisation. Unité G5″. Le Patrouilleur s’arrêta au ras de la barque. Une porte métallique, à l’arrière de l’engin, livra passage à un milicien qui s’approcha du corps de l’Ancien. « Hé ! Dudule ! Ya un vieux qu’avait plus d’huile dans sa lampe ! Et, apparemment, il se préparait à un tour de bateau. I’ s’rait pas allé loin ! Qu’est-ce qu’on en fout ? – Ben, on l’ramène Ducon ! Ca fait qu’on rentrera pas bredouilles comme la dernière fois. Les réfractaires, ça se fait rares par les temps qui courent. Allez, grouille-toi Bébert ! Accroche-le et rapplique pour m’aider à le remonter. On va le mettre à sécher sur le toit. » Un câble descendit de la terrasse du Patrouilleur. Ionn et Fleur profitèrent de l’inattention du milicien occupé à suspendre le cadavre, pour se glisser dans l’engin. Quand l’homme revint, Ionn se jeta sur lui. Surpris, le soudard n’offrit qu’une faible résistance,et, bientôt, rendit l’âme. Etranglé. Ils jetèrent son corps sur le chemin et se hâtèrent de gagner la plate-forme. Dans les étages, les cellules étaient vides mais portaient encore les traces des malheureux qui y avaient été trimballés.
« Et ben, t’en as mis du temps Bébert. C’est pas qu’il soit lourd, le macchabée, mais sur quatre étages, faut s’le farcir ! » Penché sur le parapet, le type peinait sur le câble. Ionn n’eut qu’à lui soulever les pieds pour le faire basculer. Quatre étages en chute libre, ça ne pardonne pas ! Après avoir fini de hisser la dépouille de l’Ancien ,ils partirent explorer le poste de pilotage.
« Ce maudit engin est en fait providentiel pour nous. Nous n’aurions jamais pu entreprendre une marche d’un mois sous ce cagnard. Maintenant, nous avancerons bien plus vite et nous pourrons aller bien plus loin. Si ces abrutis ont pu le conduire, c’est aussi à notre portée. Mais ne perdons pas de temps. Dès que la Milice se sera rendu compte de la disparition du Patrouilleur, nous aurons tous ces chiens à nos trousses ! » Bientôt le moteur se mit à ronfler et l’engin s’ébranla lourdement avant de prendre de la vitesse, tandis que des coyotes faméliques s’approchaient prudemment des deux cadavres abandonnés.
Ils se relayèrent aux commandes en suivant le soleil dans la journée, en se guidant la nuit aux étoiles. Trois jours et trois nuits durant. Les restes de l’Ancien, protégés des oiseaux par un filet prévu pour capturer les fugitifs, se momifiaient rapidement dans l’air sec et brûlant. Au matin du quatrième jour, le moteur toussa et s’arrêta malgré toutes les tentatives pour le relancer. Plus de carburant. Toujours cravachés par la peur de probables poursuivants, ils se chargèrent de tout ce qu’ils pouvaient emporter des provisions récupérées dans la cambuse. Sur un travois bricolé avec des bois de portes, ils déposèrent le corps de l’Ancien, et, sans un regard en arrière, ils continuèrent le chemin vers l’Ultime Océan.
La progression était pénible. Bientôt ils en furent réduits à n’avancer que la nuit à cause de la chaleur. Et puis, peu à peu, les journées se firent plus courtes, le paysage de plus en plus désolé et la température baissa rapidement. Aux graminées qu’ils foulaient jusque-là succéda un curieux tapis blanc qui recouvrait toute une partie de la Prairie. Ils finirent par arriver à la hauteur d’une jeune fille qui fredonnait une étrange mélopée tout en ajustant de grandes pièces d’un tissu immaculé pour confectionner ce tapis sans fin. Comme ils restaient sans voix, elle interrompit son chant. » Je vous attendais, et l’Ancien surtout. Je suis la Couturière du Temps. Je couds le linceul sous lequel reposera en paix la Terre que les hommes ont assassinée. J’en aurai fini sous peu. Et avec les hommes aussi. Mais vous, allez sans crainte, et poursuivez votre chemin. Vous atteindrez bientôt l’Ultime Océan et vous pourrez enfin honorer votre ami une dernière fois ». Et tendrement, elle enveloppa dans une pièce de tissu blanc le corps du vieil homme, comme pour le protéger du froid. « Mais le nuage qu’on aperçoit là-bas et qui grossit rapidement, ce sont sans doute les Miliciens lancés à notre poursuite ? ! »
La jeune fille souleva un pan du linceul. Une onde se propagea comme s’il s’était agi d’un voile de soie. Quand elle atteignit le côté de l’horizon où l’on devinait à présent dans la poussière tout un groupe de motards, l’extrémité du linceul se dressa vers le ciel. Quand il retomba, le nuage avait disparu et les motards avec. « Allez, ne traînez pas. Le but est proche . » Sans plus s’occuper d’eux, elle reprit son aiguille et son étrange mélopée.
Ils avaient retrouvé l’herbe sous leurs pieds, mais le soleil avait de plus en plus de mal à dissiper les ombres. Alors que les ténèbres allaient recouvrir la Terre, ils discernèrent des lumières qui brillaient par intermittence. Un miroitement lointain. « L’Ultime Océan ! Allons, encore un effort. » Et dans la nuit maintenant totale, ils se dirigèrent dans la direction des lumières aperçues et maintenant éteintes. Bientôt ils sentirent qu’ils avançaient sur du sable. Ils s’écroulèrent, épuisés. « Nous verrons demain. »
Au matin, les scintillements étaient bien de retour. C’étaient les cristaux que faisait doucement briller un soleil moribond qui s’était levé sur une étendue brûlée par le sel. Le sinistre fantôme de l’Ultime Océan. Alors, ils dressèrent un bûcher avec le travois et d’anciens bois flottés glanés aux alentours. Tout le jour et toute la nuit, ils veillèrent auprès du corps qui se consuma jusqu’aux lueurs de l’aube. Ils dispersèrent les cendres dans le vent qui les emporta sur les terres dévastées, tandis qu’ils murmuraient les chants des morts, comme dans les légendes que leur avait apprises l’Ancien. Puis ils se turent, face au désert salé.
Derrière eux, le grand linceul avait atteint les limites de la Prairie et s’avançait déjà sur le sable.