Les mots bleus.

La chanson intégrée.
Les mots bleus.
Il est six heures, le réveil a sonné depuis longtemps et j’ai du mal à sortir du lit. Les rêves sont encore présents, collent à mon corps engourdi. Au clocher de l’église le quart d’heure a sonné. Je m’étire, attention à la crampe qui menace ces temps-ci ; surtout ne pas tendre la cheville et garder les orteils et le pied à angle droit. Le chat ronronne près de moi. Il pose sa patte veloutée sur ma joue et bâille. Je pose ma main sur sa fourrure et je sens ses poils sous mon nez. Son odeur de chat que j’aime.


Tout à l’heure, je passerai dans le square où les dahlias, les asters, les arums, toutes les fleurs poétisent en silence. J’aime beaucoup cette expression. Elle n’est pas de moi. Mais c’est vrai que leurs images colorées imprimant nos rétines rappellent quelques vers des poésies de nos chansons d’enfance ou de jeunesse « comme un p’tit coqu’licot mon ange comme un p’tit coqu’licot » « j’ai descendu dans mon jardin pour y cueillir du romarin » « mon amie la rose me l’a dit ce matin »


Allez, mon chaton joli, on se lève. On a du pain sur la planche. Kikou connaît mon rituel. Il sait mon rêve, il sait que je suis un peu fou. Non, pas obsessionnel, un peu dingue juste pour le plaisir, pour me donner l’envie d’exister un peu plus, de croire en moi encore une fois, de me dire que je suis capable d’aimer, que je suis apte à être regardé, à être aimé. Cela fait bien un mois que je suis au rendez-vous avec mon Rolleyflex autour du cou. Le scénario est toujours le même.
Une fille va sortir de la mairie. Elle ajuste sa capeline et ses lunettes de soleil. Son sac bleu en bandoulière, elle descend les marches du perron en faisant voler les vaguelettes de sa jupe jaune.
Comme chaque soir, je l’attends. Mon appareil photo en balancier autour du cou, je la photographie.
Elle me sourit. Je lui rends son sourire par un signe de la main, timide. Je clique encore plusieurs fois en suivant sa descente des marches de granit bleu. Je choisis la lumière du crépuscule à chaque fois, celle qui crée une fine auréole argentée autour de sa silhouette rapide.
Comme chaque soir, je me dis qu’il faudrait que je lui parle mais elle s’éclipse aussi vite qu’elle est sortie. Je me permets de penser qu’elle doit être amusée par ce photographe dont elle ignore tout. Pour quel magazine, quel studio, quel journal œuvre-t-il ? Ou alors, à force de me voir, elle pourrait s’inquiéter. Pourtant, tous les soirs à dix- sept heures elle est là ; elle dévale l’escalier de pierre et chaque soir, elle porte une tenue différente. Chaque soir, je fais mes clichés. Heureusement, les passants de fin d’après- midi sont de bons paravents complices ignorants. A tout prix demain, sûr, je m’approche, je monte les marches à moins une. C’est décidé.
Tu m’entends Kikou, je l’arrête. Je laisse mon appareil photo dans son sac. Kikou ronronne toujours et m’approuve en miaulant. Je lui dirai les mots bleus…non, elle ne va pas comprendre ces mots bleus. Lesquels : ciel, yeux, mer, c’est pas clair ça ! Les mots qu’on dit avec les yeux. Ah, ça c’est plus parlant. Mais avec les yeux cela implique que je doive m’approcher d’elle plus près. Comment je vais m’y prendre ? Kikou caresse ma joue. Non Kikou, parler me semble ridicule. Prendre ma respiration avant d’y aller. Je m’élance, et puis après deux mètres je recule. Non, je n’y arriverai pas. Comment va-t-elle réagir devant une phrase inutile qui briserait l’instant fragile, celui que je balance en moi comme un funambule sur un fil de barbe à papa. Cet instant, celui d’une rencontre. Quelle angoisse ! La réussir.
Ah ! Je préfère me souvenir de celle de mes parents qui en s’invitant au bal des pompiers n’ont eu ni à parler ni à réfléchir. Une valse, un tango et hop. Un regard, des mains, des tailles fines, des pieds légers des envolées des renversements ; attendre patiemment les samedis suivants. Ah ! Ils connaissaient la musique !
Mais si ! C’est possible ! Je lui dirai les mots bleus, ceux qui rendent les gens heureux. Ne lâche pas Benoît ! Trouve tes mots Renaud ! Pas ceux de la chanson, Samson ! Je l’appellerai sans la nommer, c’est facile, je ne connais pas son prénom ! Mad’moiselle Vous ! Mad’moiselle Toi ! Et tu crois qu’elle va s’arrêter ?
Je suis peut-être démodé et si le vent d’hiver souffle en avril, si, si, cela peut se faire ; tiens, en 1998 nous avons même eu la neige, je me tairai, je ne dirai rien, j’aime le silence immobile d’une rencontre ; je suis capable de rester une heure à écouter les battements des ailes des oiseaux, les enfants batifoler dans les pelouses. Mais elle, si gracile, si pressée, si loin d’une rencontre ?

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.