ÉCHEC ET MAT

 

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7H30, comme chaque matin, James se lève. À l’aide de sa béquille, il se rend à la salle de bain, rasage de près, assis sur son tabouret orthopédique, douche, séchage et un joli coup de peigne avant d’enfiler sa prothèse de jambe en bois.

Il allume la radio : « guerre en Irak… », brutalement il éteint la radio, cet ancien capitaine chez les « biffins »  en a marre de ces informations en boucle, sur les conflits armés. Il préfère savourer en silence, les petites brioches du matin accompagnées d’un grand bol de café au lait. C’est Jeudi, jour de rencontre avec ses potes, les anciens du quartier au café de la Trinquette. Malgré son handicap, il doit malheureusement se hâter. Il noue avec précision une cravate claire assortie à  la couleur de ses yeux, avant d’enfiler sa veste de costume et de sortir de sa maison.Il fait beau, peut-être une journée sans nuage ?

Rarement à « La Trinquette » on trouve des femmes de si bonne heure le matin, aussi dès la double porte poussée qu’elle ne fut pas sa surprise d’apercevoir Justine installée à une table, une ancienne maîtresse qui ces derniers temps ne cessait pas de le harceler de mails et de Sms, elle désirait absolument le revoir. La tête haute, très digne il la salue d’un sourire discret et s’échappe sur sa droite à la table de jeu où est déjà installé son jovial et gros ami Léopold. Il semble lui susurrer des confidences à l’oreille, Léopold extirpe ses 100 kilos au-dessus de la table et d’un regard dur vers James part s’accouder au bar, comme sur les cordes d’un ring, le laissant seul face à l’échiquier vide.

Pensif, la tête penchée sur la table, James lentement installe les pièces sur les carreaux bicolores, d’abord les noires, celles de son adversaire, et il pense fortement à la petite brune qui l’attend à côté, puis celles de couleur claire, celles qu’il choisit toujours aux échecs. Le jeu en place, curieusement il tâtonne la dame brune, l’adversaire, il réfléchit à la tactique pour l’affronter. Cela ne lui ressemble pas, lui d’habitude si direct, un pressentiment d’une bataille difficile, d’un combat dont il aura du mal à s’en sortir vainqueur.

Demi-tour sur les talons parfaitement effectué, il se dirige vers elle et s’assoit à sa table.

Sans un mot, il lui prend les mains et les enveloppe des siennes, depuis son plus jeune âge, le contact des mains avec la gent féminine le rassure et lui permet de manière mutique de lui exprimer son attachement. Justine le connaissant que trop bien lui dit à voix basse, de façon à être inaudible des autres clients du café :

  • – James, James… Tu ne vas pas t’en tirer comme cela. Tu sais que je t’aime, alors écoutes moi…

James ne réagit pas, pas un mot, seule une caresse furtive sur le bras de son amoureuse.

  • – Je veux me marier avec toi, tu le sais,: « Je t’ai tell’ment dans la peau, qu’j’en d’viens marteau », comme le chante si bien Piaf. James tu es mon homme, ta femme décédée, tu ne peux plus me refuser.

Furtivement, il laisse glisser ses deux mains de son étreinte et les pose à sa cuisse meurtrie comme pour soulager une douleur.

  • – Ne crains rien, je serai ton infirmière jusqu’à ton dernier souffle, j’aime trop faire l’amour avec toi, tu es mon homme foudroyé, et je le sais, comme tu as su déjà me le prouvé, tu es à la hauteur d’un Blaise Cendras ou d’un Joë Bousquet, ces hommes connus qui comme toi avaient su être des amants entiers avec leur handicap.

Ces derniers mots semblent lui transpercer son cœur, lui si pudique, il ne sait plus comment réagir, un mot lui vient à la bouche, il voudrait lui hurler : « garce », mais il reste abasourdi, très vite il se dit qu’elle n’a rien compris, certes il a été avec elle un excellent amant, mais il n’y a pas que cela dans la vie. Il se sent humilié que son moignon soit l’enjeu des rapports amoureux qu’il a entretenus avec elle ce n’est surtout pas là qu’il place sa singularité. Il se redresse brutalement, tend le bras fait semblant de la gifler et se dirige vers la porte des toilettes en s’adressant à Léopold.

  • – Alors on se la fait cette partie.

Seul face à la glace, la canne posée sur le rebord de l’évier du lavabo, James s’essuie les yeux, l’âme triste, il déteste voir son visage aussi rigide, mais comme dit la chanson, les larmes ne n’y pourront rien changer, il est trop fier ou indépendant. Sa vie entière faite de docilité a toujours oscillé de manière contradictoire entre sa volonté de faire ce qu’il voulait et d’être un bon « petit soldat ».Lui seul à accepter d’aller combattre en Indochine, lui seul a choisi une seule épouse pour sa vie. Seul il sort des toilettes, en boitant à peine, la tête haute, un regard furtif vers la table où était installée Justine il ne reste qu’une tasse à café à moitié vide.

 

Philippe

Atelier Bonnefoy 2014

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