Bozo

 

J’étais très triste quand nous avons quitté le Mali. Tu  m’avais promis un très bel avenir, des voyages, des rencontres, le succès. Moi je ne pensais qu’à Bozette restée au pays, où ses parents la trouvant encore trop jeune n’avaient pas voulu la laisser partir. Moi, je n’avais pas eu le choix, ma famille trop pauvre avait accepté l’argent que tu leur donnais pour pouvoir m’emmener. Alors, nous sommes partis, tous les deux, nous avons traversé la mer, et je t’ai suivi partout, d’un pays à l’autre. Je me suis vite habitué à la vie que tu m’offrais, je dirais même que c’est toi qui m’as fait vivre. Tu m’as aussi acheté de jolis vêtements, surtout au début, je n’avais rien, et tu m’as présenté à beaucoup de gens qui m’aimaient énormément. Visiblement, dès qu’on me voyait, autour de moi c’était la joie. Tu me faisais bouger, à droite, à gauche, tendre les bras vers les petits enfants, tourner le dos aux grincheux. Ça c’était bien ! Tu m’as même donné ma voix, avant toi j’étais muet, très timide. Tu me disais que j’avais la voix de la sagesse, et moi j’aimais bien répéter les mots que doucement tu me soufflais. Qu’est-ce que nous étions heureux toi et moi !

Ça a duré comme ça des années, je crois. Et  puis, petit à petit, les choses ont changé, d’autres personnages sont arrivés, plus petits, plus fragiles, manipulés avec des fils presque invisibles, avec des corps plus élaborés que le mien. Tu le sais, moi je suis fait d’une seule pièce, tout en bois peint en jaune, et seuls mes bras sont articulés. J’ai un très long cou, comme celui d’une girafe, mais beaucoup plus massif, pas du tout gracile. Mes oreilles sont taillées grossièrement, abruptes, en forme de demi-cercle, ni affinées, ni raffinées. J’ai aussi le visage tendu, les sourcils froncés, tu disais que je faisais toujours la moue, comme si j’étais toujours mécontent ou en colère, mais que c’était aussi un signe de force, de volonté. Et mon chapeau noir en forme d’entonnoir, souviens-toi comme les gens le trouvaient comique ! Ne crois pas que je me trouve laid, non, je dégage même une certaine beauté, primaire mais solide. C’est toi qui as su m’en persuader.

En tous cas, avec l’arrivée des Autres, que chacun trouvait si mignons, si amusants, je me suis senti plus isolé. Tu ne l’as pas compris, c’est certain, et je t’en ai voulu. Je crois même que plus les Autres se faisaient espiègles et délicats, plus je devenais dur et sombre, malgré le jaune dont tu continuais à me peindre régulièrement, pour m’entretenir. Mais pourquoi donc m’as-tu affublé de cette affreuse chemise grise et uniforme, alors que les costumes des Autres devenaient de plus en plus chatoyants ? Pour toi,  je n’étais plus à la mode, je devenais un vestige d’un autre temps. Ah ! Ma vie avait bien changé !

J’étais pourtant bien loin d’imaginer qu’un jour tu m’abandonnerais, que tu m’enfermerais dans une vieille caisse où tu m’oublierais, que ma peinture s’écaillerait et que ma longue chemise grise deviendrait de plus en plus terne avec le temps… Et impossible de bouger pour soulever le couvercle. C’en était bien fini de moi. Il me restait seulement la colère, et chaque jour à ce moment là,  je te maudissais.

Et puis sont arrivés d’autres malheureux comme moi, la caisse s’est remplie mais nous ne pouvions rien faire, aucun de nous n’avait la force de tenter quoi que ce soit. Nous avons échangé nos expériences, si semblables, nos déceptions aussi, nous avions tous subi les mêmes désillusions après avoir connu la gloire. Si tu avais pu nous entendre, quelle tristesse en nous, quelles rancœurs ! Mais tu ne te montrais pas, où étais-tu parti ?

Un jour pourtant, notre calvaire a pris fin. C’est presque incroyable, mais une main a ouvert la caisse, non pas pour y déposer un nouveau compagnon, mais pour nous extraire les uns après les autres,  nous toucher, nous examiner, nous parler enfin !   Son contact me rappelait le tien, si lointain déjà, mais je retrouvais bien la même douceur, les mêmes gestes attentionnés que tu avais eus pour moi à l’époque où tu m’avais choisi.  Je me suis senti important, on a réparé tout ce dont mon corps avait souffert, avec beaucoup de précautions, comme pour ne pas me faire mal. J’ai eu droit à une nouvelle couche de peinture jaune,  toute fraiche et éclatante. Je me suis senti revigoré, j’avais retrouvé une seconde jeunesse. J’aurais juste préféré quelque chose d’autre que la nouvelle robe toute grise dont on m’a revêtu…

Ensuite on nous a installés, chacun sur un socle, et on s’est mis en route. Et c’est comme ça que je me suis retrouvé ici, dans cette grande et belle pièce. J’ai commencé à regarder partout,  tu imagines, une pièce avec du mobilier tout rouge, mais un rouge apaisant, comme tu n’en as sûrement jamais vu. Mais très vite, je l’ai vue, elle, seule, sérieuse, posée sur un petit meuble, rouge bien entendu. Elle semblait attendre. J’ai tout de suite oublié le gris de ma robe, puisqu’elle portait un vêtement exactement semblable, et je n’ai vu que son beau visage d’un jaune identique au mien. Ma place était près d’elle, tu le devines, et c’est là que je suis aujourd’hui, près de ma Bozette enfin retrouvée.

Si tu passes, tu nous trouveras facilement. On nous voit dès l’entrée, bien droits sur notre petit meuble, juste au milieu de la salle, et je guette ton arrivée, prêt à te faire un signe de la main. Je suis sûr qu’on pourrait encore toi et moi retrouver notre ancienne complicité, parce qu’ici de nouveau les gens s’intéressent à moi, et à Bozette aussi. Ils sont nombreux à venir et à s’arrêter devant nous avec des yeux qui brillent. Ils écoutent attendris et amusés les histoires qu’on leur raconte à notre sujet. Alors tu vois tout est possible encore.

Juste une chose : ne nous sépare pas, Bozette et moi, tu comprends bien qu’il ne peut plus être  question qu’on se sépare.

Tu viendras, dis ?  Sinon qu’allons-nous devenir lorsque les portes se refermeront ? Pourvu qu’il ne soit pas trop tard déjà et que tu ne m’aies pas effacé complètement de ta mémoire. J’ai un tout petit peu peur, tu sais.

Jeanine nov 2014

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