Exposition
Grégoire Alexandre
« Sans titre »
Le régisseur au porte-voix annonce la fin de journée de travail. « On ne touche à aucun accessoire s’il vous plaît ». Ingrid, la jeune femme mannequin jette un regard furtif vers moi et quitte le studio. Le chef électro appuie sur le disjoncteur, noir complet.
Je suis enfin une chaise libre ! On ne pliera pas mon bassin sur mes côtes pour m’entasser au-dessous de mes semblables, alors que je suis la plus belle, à peine sortie de l’usine pour ce premier shooting de ma vie. La nuit va être longue, il me manquera la chaleur du joli fessier d’Ingrid la seule autorisée à s’asseoir sur mon siège entre les prises de vue.
Je vais enfin me reposer de cette lumière blanche, crue, éblouissante, tellement forte que je ne voyais même plus mes pieds.
Je voudrais être encore plus légère que je ne suis, comme chaise de jardin, pour m’envoler vers cette béance, seul puits de lumière dans cette nuit artificielle. Que peut-il se passer de l’autre côté de si fantastique, pour que le metteur en scène crie toute la journée à Ingrid de garder constamment son regard sur cette fente au bas de ce grand cyclo blanc.
Retrouver la vie, les odeurs, les chants oiseaux, tout l’environnement auquel je suis destinée.
J’essaie de remuer un peu mon siège pour m’approcher, en jouant des coudes avec mon dossier. En pliant un peu mes armatures croisées, je tente quelques petits sauts, un pas de deux de danseuse, imaginant ma compagne de studio m’aidant à franchir cet obstacle.
Un bruit de porte, le gardien de nuit, avec sa lampe torche, il va se rendre compte que j’ai bougé. Plus de choix, je dois sauter, je rassemble toutes mes forces, un élan et hop je passe dans le trou. Patratas ! Badaboum ! Un creux de 10 mètres au moins, une cave que sais-je, je suis foutue, je ne peux même pas voir le désastre de ma chute, bravo ma curiosité, je ne verrai plus Ingrid, bonne pour la décharge, une vie bien courte pour une chaise ?
Philippe/Château d’eau octobre 2013