Adieu la Vieille

Depuis tant d’années qu’elle longeait le trottoir, on avait fini par s’habituer à sa présence. Elle faisait partie du décor. Insolite mais familière. Sans elle, la rue n’était plus la même. Son absence laissa un vide béant pendant longtemps. Les habitués se souvenaient de sa jeunesse. De la première fois, où elle avait bruyamment débarqué dans ce quartier bourgeois. Bousculant les clichés. Apportant une certaine fraicheur, un symbole de liberté, de non-conformisme. Elle avait été très accueillante avec tous. Toujours prête à rendre service, elle était passée de mains en mains, des jeunes aux vieux. Elle n’avait jamais rechigné au labeur. Elle était toujours là, tous les jours. Elle tenait la distance. Beaucoup avaient passé d’excellents moments en sa compagnie. Partir avec elle annonçait l’aventure. Nul ne savait jamais ce qui allait se passer. Personne ne revenait exactement indemne après les détours avec elle. Tous raffolaient d’elle. Lorsqu’ils passaient à côté d’elle, certains ne pouvaient pas s’empêcher de caresser ces rondeurs. Jamais elle ne s’en offusquait. Au contraire, elle semblait en tirer une certaine fierté. Il faut dire qu’elle était sacrément gironde. Parfois, elle arborait d’étonnantes couleurs. Personne n’eut jamais l’idée de lui en tenir rigueur, tout lui était pardonné. Elle avait un statut à part. Quand elle passait, elle était reconnue de loin. Des bras se levaient pour la saluer. Parfois des sifflements admiratifs accompagnaient son périple. Quelles heures de gloire !

Puis, peu à peu, sans qu’aucun ne s’en aperçoive consciemment, elle avait commencé à pâlir. Sur elle, même les teintes vives semblaient fanées. Elle ne portait plus beau. Elle semblait défraichie. Elle perdit son ardeur légendaire, se déplaça plus lentement. Le circuit s’était enraillé, la fracture arriva très vite. Elle passait de plus en plus d’heures le long du trottoir, immobile, elle semblait dépérir. On la prenait de moins en moins, lui préférant d’autres. Plus jeunes, plus toniques. Cependant une certaine tendresse existait toujours à son égard. Mais elle n’attirait plus comme avant. Elle était regardée avec compassion. Elle alla plusieurs fois se faire retoucher. Rien n’y fit. Cela revenait trop cher de continuer en comparaison à ce qu’elle rapportait. Elle se mit à jouer en dépit du bon sens. Sa stabilité n’était plus garantie. Elle n’avait même plus d’assisse à laquelle se raccrocher. Elle y voyait de moins en moins. Elle eut l’impression d’être révoquée. Une nuit, elle subit des effractions qui la laissèrent complètement crevée. Elle se sentit sale, dénigrée. Aussi, démissionna-t-elle. Sans regret. Plus besoin de capote. Il fallait se rendre à l’évidence, la vieille craquelée ne séduisait plus.

Toutefois, elle n’aurait jamais imaginé, qu’un beau matin de mai, elle serait emmenée de force dans un engin spécial vers un endroit inconnu. Elle attendit longtemps sans que personne ne prenne la peine de venir la voir. Tout à coup, dans un bruit de tempête infernale, elle fut soulevée, agitée sans ambages dans toutes les directions. Elle ne put rien faire, impuissante à déjouer son sort. L’horrible programme continua sa rotation. De gigantesques mâchoires d’acier se serrèrent sur elle. Dans un déchirement assourdissant, elle se sentit entièrement démantelée. Ce fut la fin.

La vieille « dedeuche » venait d’être transformée en cube de ferraille dans la casse de Bourg-en-Bresse.

Sophie

 

 

 

1 réflexion sur « Adieu la Vieille »

  1. Philippe Courtemanche

    Bravo pour ta dedeuche, elle ne nous laisse pas insensible ta vieille et on aime l’accompagner par ton texte jusqu’à la broyeuse… C’est super…

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