SOCIÉTÉ ANONYME.
Danielle
A la société anonyme, l’affaire démarra sur un malentendu : comme personne ne savait qui faisait quoi, quelles étaient les tâches qui incombaient à chaque représentant, un« embroglio » fantastique commença à se profiler, dans les bureaux du 3ème étage.
Cela prit une telle proportion, que, très vite, tout le bâtiment, du plombier au PDG, tous les étagesfurent envahis par cette odeur nauséabonde : l’odeur du fric obtenu malhonnêtement, bien qu’à la source, les origines fussent étroitement cachées.
L’histoire, donc, fut racontée.
Mais, de bouche à oreille, de l’un à l’autre, les déformations allèrent en s’amplifiant.
D’abord, il était grandement question de transformer les statuts pour que la société améliore sa rentabilité. Puis, comme il ne fallait pas faire d’excédents trop visibles, on eut recours à un expert comptable dont la mission était de faire apparaître à l’ AG, dans le rapport financier, que les comptes étaient honnêtes et équilibrés.
Enfin, cela ne suffisait apparemment pas!
Alors, on prit un avocat en remplacement de notre comptable. Et ce fut à ce jeune orateur de donner les bons arguments et les preuves irréfutables.
Il s’agissait de « bien tirer les ficelles », pour montrer que les recettes et les dépenses étaient « équilibrées ». Dans ce jeu d’écriture, en faisant parler les chiffres et les pourcentages, on
n’y verrait que du bleu.
Mais, si l’avocat a l’art de la rhétorique et excelle au barreau, par contre il sait peu aligner les chiffres et se perd dans les calculs, tant et si bien qu’il finit par prouver le contraire de ce qu’il avait annoncé au début.
Ce dernier, tout expert qu’il était, ne sut rien argumenter.
Sa plédoirie se termina «en eau de boudin! Donc, on le congédia.
Il partit, honteux, la tête basse, en portant la lourde charge du malentendu non résolu!
(Affaire non résolue, non classée =>affaire à suivre)
CAMILLE CLAUDEL AU SUPERMARCHE.
Mélanie
Elle était là, la statue de Camille Claudel, au milieu d’un rayon, rongée comme la peste. Cette belle du seigneur Rodin ne semblait plaire à personne. Pourtant si l’on prêtait un peu attention, on pouvait s’apercevoir que son parfum aurait pu transpercer une nuit
Mozambique, qu’elle était en réalité achalandée comme une plaisanterie de mauvais gout, aussi gauche qu’un rhinocéros dans un magasin de porcelaine ! Elle aurait provoqué une crise d’asthme à ce scélérat de François Villon lui-même ! Après 100 ans de solitude passée au milieu des autres statues muettes du musée d’Orsay, la voilà propulsée entre les boites de céréales et les cornichons. Les mains libres, énigmatique comme une légende martienne, mais hélas ridicule comme un champion du monde de ski qui retournerait en classe de neige. Camille Claudel, perchée en haut d’une dune de navets. Voilà une publicité parfaite pour le supermarché.
L’EXILÉE
Thérèse.
Il aura duré un temps son essai d’adaptation dans ce pays de la raison où chaque être se fuit craignant pour son avoir.
Elle pensait s’intégrer sur cette chaîne de haute couture, pour s’aider, elle portait sur elle, trois objets fétiches.
Le dès à coudre de sa grand-mère, plus très utile dans ce contexte mais il la protégeait des remarques acérées du contre maître.
Elle avait, autour du poignet, la montre de son beau-père, toujours précise et sûre, elle signifiait la gravité du personnage, ancien anarchiste aussi exilé, il n’exécutait un travail que proposé avec courtoisie.
Sa bague en perles délavées soutenait les beiges, ceux des grains de sable de la crique de là bas.
Elle notait avec soin, sur des morceaux de papier, les étapes de son labeur :
Déplier amplement le tissu, le positionner sur le revers, le laisser filer le long du pied de biche et maintenir une légère pression.
Chaque soir, elle aiguisait la mine de son crayon à papier HB aux rayures rouges et noires.
Elle surlignait les moments les plus critiques : le surfil des trous ovales du boutonnage, la piqûre ajustant l’aisselle à la pointe du sein.
Trop de minutie pour les tissus ! Combien de fois elle a cherché ses lunettes dans un étui vide !
Elle les portait déjà, elles sont insuffisantes pour cibler la ligne du faufil !
Longtemps assise, courbée et étourdie par le cliquetis des machines, elle se concentre mais son esprit se prend à flotter de ci, de là.
L’automatisme des gestes est inscrit dans son corps, jusqu’où va -t- elle s’arcbouter, tendue dans cette résistance pour empiler les tissus toujours plus haut ?
Ce soir, le travail est plié, conforme, impeccable.
Aussitôt relâchée, la nuit est là, l’air enfin, les odeurs, la rue…..
Ses mains restent crispées au fond des poches, elles enserrent les boules de papier « pense-bête »,
Ils sont prêts pour la première bouche d’égout.
Plus au fond, quatre sous seulement ! L’ouvrière ne court pas après ses revenus !
Dans le mouvement de ses pas, elle colore ses lèvres d’un geste familier, elle écrase le rouge vermillon, elle alourdit la touche.
Elle défait ses cheveux, les reprend par touffes dans son peigne aux dents cassées.
Elle mouille son cou en secouant un échantillon d’ambre et se campe au regard de tout.
Libre, audacieuse, grinçante, elle est identifiée à elle-même. Sa carte est plastifiée, pas encore déformée par les contrôles routiniers.
Plus tard, de plus en plus tard, revenue à elle seule, elle griffonne le désordre de ses observations dans son carnet à ressort.
Réunie enfin, en ce moment précis, imitera-t-elle le carnet de bal d’une courtisane ?
Elle sait que le noir n’est pas une couleur dans le prisme de la vie, il ne vibre en lumières qu’aux côtés du rouge.
Le long du crayon rayé, elle promène son pouce.
HISTOIRE COMMUNE
LES MUTANTS
Marceau
Tout là-bas, tout au fond de la mer, au pied du glacier de l’Escondido,
dans le silence feutré de l’élément liquide, un événement majeur se prépare.
Un bouleversement sans précédent arrive à son terme : les anémones ont
vaincus leur peur ancestrale du milieu aérien, pour enfin profiter
pleinement de leur condition animale plutôt que d’en rester à leur état
végétatif. Depuis des temps immémoriaux, cachées de tous, surtout de la
curiosité des hommes, elles se conditionnent, dans le plus grand secret, à
leur métamorphose.
Nul sur Terre n’a jamais vécu un tel changement en si peu de temps.
Des millions, des milliards se lancent à l’assaut d’une nouvelle vie, à la
poursuite d’une autre destinée. Peu à peu, avec les gestes à peine ébauchés,
leurs tentacules frémissantes, tel un immense tapis vert, elles se lancent à
l’assaut du rivage. Elles progressent lentement dans l’escalade des fonds
marins.
Elles découvrent maintenant l’eau douce. C’est un sensation nouvelle
pour elles. Elles apprécient leur propre ressenti, qui semble les stimuler, les
encourager. Elles remontent la rivière glacée mais vivifiante. Les choses se
précisent.
Déjà, certaines sont à l’air libre. Toujours plus haut, encore et encore.
Le glacier de l’Escondido n’est plus cette masse blanche immaculée,
intemporelle. Il verdit à vue d’oeil. Les fleurs animales l’ont vaincu. Elles
prennent possession de son domaine, inviolé à ce jour, depuis la nuit des
temps. Elles le recouvrent jusque dans les moindres recoins, investissant le
sérac, comblant les crevasses, elles le prive d’air, elles le réchauffent.
Emmitouflée d’un beau manteau vert tendre, la neige à disparu, elle a
laissé le sol à nu, qui se fond dans la végétation environnante. Les arbres,
les herbes, les anémones ne font plus qu’un. Une nouvelle vie débute. Le
glacier de l’Escondido a totalement disparu.
Avec un tel nom, pouvait-il s’attendre à une autre fin ?
UN BESTIAIRE POUR MAIKO
Marceau
Il y avait si longtemps que j’en rêvais : offrir un autre cadre de vie à ma ‘pôvre
petite Maïko’, ma petite chatte bleue, câline et conviviale, aux yeux pers et brillants,
vivante et curieuse. Elle est cantonnée dans ce qu’elle appellerait ‘une niche sordide’.
Pas un arbre à sa portée pour grimper à grands coups de griffes acérées, pour
surveiller attentivement le moindre mouvement suspect, et bien sûr pour y somnoler,
d‘un oeil, au soleil du matin. Ici, elle n’a à sa disposition qu’un pot rachitique où
pousse une herbe malingre, qu’elle grignote parfois, plutôt pour nous encourager à
penser à elle, et peut-être aussi pour nous faire plaisir. Ici, pas un oiseau aux plumes
chatoyantes qui, derrière la vitre, excite si violemment son appétit.
Où passent donc ces merveilleux et mignons petits chats que tu contemples
des heures durant, assise bien sagement devant le poste de télé, ta fenêtre magique.
As-tu conscience que ceux que tu prends pour de gentils frères de race, nous les
nommons lions, léopards, diables de Tasmanie ? Et que dire des frères de ton
amoureux Virus, le vieux et nonchalant Labrador qui vient parfois te rendre visite :
sais-tu qu’ils ne sont que loups, renards ou hyènes ? Dans leur monde sans pitié, ils ne
feraient de toi qu’une bouchée.
Quel est donc ce monde étrange, sans odeur, si fade, qui te fait tant rêver ?
Voici la triste vie de Maïko, dans cet appartement étroit, son domaine, écrasé entre
deux immeubles vieillots le long d’une rue nauséabonde et bruyante, bordée de
constructions aussi laides que modernes.
Un jour, la chance nous a souri : nous héritons, à la campagne, d’un immense
parc arboré et bien exposé. A cette annonce, elle s’est roulé sur le tapis, les pattes en
l’air, s’étirant sous les caresses, me gratifiant de son ronron discret et chaleureux.
Aurais-tu compris ?
Petite Maïko, oui, tu ne seras plus obligée de t’interroger et de rêver, seule devant
cette boite, à une nature luxuriante, colorée, mouvante, habitée. Tu verras en vrai le
soleil se lever sur les montagnes, tu sentiras à pleins poumons les herbes aux mille
senteurs vivaces, tu escaladeras à ta guise les arbres innombrables qui protègent de
leur ombre apaisante les habitants du lieu. Car, au centre de ce parc, je construirai une
vaste maison lumineuse, encastrée dans les bois, où de nombreux passages privés
seront à ton entière disposition. Ces chatières offrirons à chacune de tes allées et
venues une porte vers de nouvelles aventures, d‘où tu sortiras à ta convenance, même
la nuit, à l‘heure de tes chasses oniriques.
Tu ne rêveras plus la nature, tu la vivras.
Tu exprimeras sans réserve tes dons innés de traqueuse, pour te régaler de quelques
taupes fouisseuses ou de mulots imprudents ; tu te confronteras à tous ces animalcules
grouillants et succulents qui attisent si bien ta curiosité gourmande ; tu plumeras à ta
guise tous les volatiles en transit sur ton territoire, surtout ces pigeons qui, en ville, te
narguent au passage devant la fenêtre, certains qu’ils sont de leur impunité.
Je ferai venir, de tous les coins des mondes reculés, les fauves les plus grands,
les plus sauvages et féroces qu’on a peine à imaginer. Tu observeras leur rapide et
terrible course au gibier, puis leur partage avide et hargneux. Tu les verras aussi
rassasiés et tranquilles, grommelant de plaisir, auprès de leurs petits jouant aux
apprentis prédateurs.
Je suppose que la réalité qu’un tel spectacle aura de quoi te choquer. Saches alors que
tu m’offre le même, à l’échelle réduite, soit, mais aussi cruel que nécessaire.
Quoiqu’il en soit, tu n’auras pas à t’inquiéter de leurs regards envieux sur ton pelage
soyeux, qu’ils prendraient volontiers en entrée dans un festin de roi : je veillerai sur
toi.
Je te protégerai de ton ignorance innocente :
Les fauves seront en cage, mais toi, tu seras libre !