Le pigeon

« Picore, picore » se disait –il.

Il était fasciné par l’oiseau. Son balancier harmonieux puisant l’eau à intervalle régulier. Son roucoulement le berçait. Comme il semblait bercer la douzaine d’homme couchée autour de lui. Sheppard venait de prendre le risque de soulever doucement son chapeau. Beaucoup d’hommes reposaient face contre terre. Certains étaient sur le flanc, comme rangés dans une boîte de conserve. Tous venaient d’être descendus là, sans plus de ménagement.

 

Fini de faire le mort. Il fit glisser le corps qui s’étalait sur lui. Il le retourna, lui croisa les bras et les mains, non en signe de respect mais de reconnaissance. Sans la présence du gros, Sheppard ne s’en serait jamais sorti vivant. Il le savait. Il en avait des sueurs froides. Heureusement, il avait eu la chance improbable de se retrouver derrière lui, au fond de la salle, à bonne distance des balles. La grosse carcasse avait amorti les impacts qui auraient pu l’atteindre. Qui aurait cru que le gros lui rendrait service. Ce dernier allait se retourner dans sa tombe. Et maintenant ? L’odeur de la poudre était encore très présente, tout était silencieux. Seul le roucoulement du pigeon résonnait dans la cave. Il fallait aller vite avant qu’ils ne reviennent avec les bidons d’essence. Ils allaient tout cramer pour sûr. Ils ne voulaient surtout pas laisser de traces. Personne ne devait entendre parler de la descente de ce soir. Jamais.

 

Sheppard se leva et recula. Cela dépassait toutes ses attentes. Il saisit l’appareil photo qu’il avait caché quelques heures plus tôt. L’œil dans l’objectif, Sheppard eu l’impression que le roucoulement doucereux du pigeon avait endormi tous ces types. Il appuya sur le déclencheur et partit d’un grand éclat de rire. Le pigeon ! Le pigeon aurait dû être lui. Il l’avait compris au dernier moment. Mais une fois encore, il s’en était sorti. Jusqu’à quand allait-il pouvoir donner le change? Il était toujours sur le fil du rasoir.

 

Tout avait commencé six jours auparavant. Un sinistre dimanche soir, Sheppard subissait un mauvais match de basket à la télé, une bière à la main, quand il reçut un appel.

Dés les premières intonations de la voix, l’accent de la haute bourgeoisie bostonienne lui révéla la distinction de son interlocutrice. Comme à l’insu, une sensualité s’échappait par moment de certaines fins de phrases. Sheppard se sentait tomber sous le charme. Est-ce pour cela qu’il voulut raccrocher en prétextant un mauvais numéro ? Il avait un très mauvais pressentiment. Mais l’homme était faible. Envouté par cette voix, comme les papillons par une lampe un soir d’été, il avait continué la conversation et s’était ainsi fourré dans le traquenard le plus tordu de sa carrière. Elle s’appelait Paloma, et n’était autre que la femme du maire de New York. Elle avait des problèmes de couple. Qui n’en avait pas à New York ? Cela faisait chaud au cœur de penser que, même les nantis dans leurs banlieues huppées, connaissaient les mêmes vicissitudes que le commun des mortels. Son mari s’absentait de plus en plus. Elle avait des doutes quant à sa fidélité. Elle voulait qu’une enquête soit diligentée à son encontre. De façon extrêmement discrète, sans que personne ne sache jamais qu’elle en était l’instigatrice. Elle avait choisi de s’adresser à lui, après avoir repéré son numéro en tout petits caractères dans les pages jaunes. Peu flatteur pour Sheppard. Il aurait dû refuser l’affaire, trop gros poisson pour lui. Toutefois, Paloma avait des arguments. A chaque tentative de refus de la part de Sheppard, elle augmentait le montant de sa rétribution. Le montant était tel qu’il en eu le vertige. Son agence battait tellement de l’aile que, l’enseigne au néon indiquant l’entrée ne tenait plus que par le fil électrique et pendait lamentablement.  Ce serait un nouveau départ, espérait-il.  Ainsi, il avait accepté l’affaire. Paloma ne semblait pas surprise. Elle lui communiqua tous les renseignements qu’il jugea utiles. Une heure après il raccrocha. Etait-ce un tournant dans sa vie ? L’argent était-il sa seule motivation ?

Sheppard resta cependant dans un immobilisme incompréhensible pendant deux jours entiers.

Puis, le mercredi, il passa enfin à l’action. Grace aux indications de sa femme, il n’eut aucun mal à repérer le maire. Il le suivit dans sa Bentley flambant neuve jusqu’au 55 Fitzgerald Lane. Il passa derrière le bâtiment, tira l’escalier de secours pour le faire descendre et se rendit à la hauteur du seul appartement éclairé. Sheppard se définissait lui-même comme blasé. Pourtant, voir ce que faisait l’homme, le plus important de la plus grande ville du pays le plus puissant au monde, avec ce jeune homme, une petite frappe du Queen, dans ce petit meublé sordide, lui souleva le cœur.

Malgré son dégout, il prit consciencieusement ses photos. Paloma pourrait en tirer une bonne pension alimentaire ! Il avait rendez-vous avec elle, il lui remettait les clichés et fin de l’histoire.

…Cela aurait dû s’arrêter là. Cela aurait pu s’arrêter là, si Sheppard n’avait, une fois encore, cédé à son habitude de gratter sous la surface. Il retourna dans sa voiture. Deux heures après, il continuait à suivre le maire qui se rendait à Brooklyn. Il stoppa sa voiture le long du fleuve. Le bruit du moteur allumé couvrit le cliquetis de l’appareil photo rivé à son oeil. Une Chevrolet noire s’arrêta à sa hauteur en sens inverse. Par les vitres ouvertes, une enveloppe de papier kraft passa de la main du maire à celle d’un homme à la très longue silhouette marron et beige portant un borsalino foncé rabattu sur les yeux. La Bentley démarra. Sheppard hésita un quart de seconde. Il fit demi-tour et, à distance respectable, suivit la Chevrolet. Celle-ci s’arrêta devant le Theodore Cafe, repaire bien connu de Luiggi Leone, parrain de la Mafia à New York. Quel lien pouvait-il exister entre le maire et Leone ? La curiosité de Sheppard lui permettait de surmonter la terrible angoisse qui le saisissait en franchissant le seuil du Theodore Cafe. Il eut juste le temps d’apercevoir « l’homme-girafe au borsalino» pénétrer dans l’arrière salle réservée aux initiés. Sheppard repéra Riggi -la –goutte accoudé au comptoir, comme à son accoutumée. La voix roque et enivrante de Tom Waits semblait participait à son égarement.

Une bouteille de Walker plus tard, Riggi-la-goutte lui servait tout sur un plateau. Leone avait acheté l’équipe de basket de New-York. En cette fin de saison, les Knicks étaient vainqueurs. Ce dernier match contre les Celtics devait être du gâteau. A eux le play-off. Les paris ouverts, la voie était royale. Mais Leone avait récemment investi dans le casino de Boston avec la branche de la famille locale et le deal était clair. Les Knicks devaient perdre. Cela rapporterait gros. Riggi-la-goutte en avait des trémolos dans la voix. Après la seconde bouteille de Walker, l’ami fidèle, Riggi-la-goutte lui fila tous les noms des comparses. Il lui souffla également, sous couvert de promesse de secret absolu que le maire était lui même impliqué dans le deal. Coincé disait-on, mais là-dessus, Riggi n’en savait pas plus.

Sheppard, lui, n’eut aucun mal à faire le lien avec le 55 Fitzgerald Lane. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que Leone faisait chanter le maire, compromis dans sa sordide histoire de mœurs, et qu’ainsi il avait le champ libre.

Sheppard n’écouta pas sa petite voix intérieure lui implorer la prudence. Une demi-heure plus tard, sa voiture s’arrêtait devant le domicile du maire. Un air de jazz s’échappait des fenêtres entrouvertes par cette chaude soirée de juin. Sheppard sonna alors que le saxo achevait sa complainte lascive. Le domestique noir, s’apprêtait à le congédier promptement quand Paloma apparut en haut de l’escalier. Son déshabillé vaporeux de soie blanche soulignait son teint diaphane ainsi que la minceur de sa silhouette tout en révélant la rondeur de ses hanches. Ses longs cheveux blonds ondulaient sur ses épaules menues. Des cils noirs et longs ourlaient ses grands yeux bleus. Son regard lumineux saisissait par le voile subtil d’une ombre de tristesse dissimulée. Ses pommettes hautes sculptaient en douceur son visage d’un ovale parfait. Sa bouche ressemblait à un fruit prêt à être croqué.

« Elle est vraiment belle à damner un saint » se dit Sheppard. Mieux qu’une star d’Hollywood !

« Laissez James, monsieur à rendez-vous avec moi. » Sheppard renoua avec le charme envoutant de sa voix. Cette voix qui l’avait conduit jusqu’ici. Il se sentit fondre. Malgré tout, il ne fut pas étonné du mensonge. Son apparition à son domicile avait dû la prendre de court. Elle s’en tirait plutôt bien.

Sheppard s’en voulait déjà cruellement de la déception qu’il allait lui causer.

«  Désolé madame. C’est à votre mari que je désire m’adresser. » dit-il sèchement.

Elle blanchit, détourna la tête, son dos sembla se courber légèrement, sa main saisit la rampe de l’escalier. Quand elle le fixa à nouveau, le cœur de Sheppard fut transpercé par les flammes de haine qui s’échappaient de son regard.

« Jamais il ne vous recevra et quand bien même, jamais il ne vous croira » souffla-t-elle dans un murmure.

« N’ayez crainte cela n’a rien à voir avec notre affaire. » pensa-il bon d’ajouter.

Bien-sûr elle ne le crut pas. Néanmoins, se tenant très droite, altière, elle l’accompagna jusqu’au bureau de son mari. Frappa trois fois, ouvrit la lourde porte de chêne brun :

« Chéri, quelqu’un pour toi. »

Dire que le maire était ravi serait exagéré. Un intrus à cette heure dans son domicile ! Une fois la surprise passée, en bon politicien, il afficha un masque courtois. Lorsque Paloma se fut retirée dignement, Sheppard s’entretient avec lui. Propos peu flatteurs et compromettants. Au final, Sheppard lui proposa son idée. Le maire resta silencieux un bon moment. Pâle, prostré dans son fauteuil, les yeux baissés sur ses mains, il semblait vieilli de dix ans. Puis, il releva la tête, le regard acerbe. Ses tremblements étaient perceptibles quand il composa les premiers numéros de téléphone, toutefois sa voix tonnait déterminée. Après plusieurs coups de fils, l’opération était lancée. A minuit, Sheppard quitta le domicile du maire et retourna au Theodore. La salle était vide, la musique éteinte, le barman nettoyait les verres. Sheppard craignit l’avoir manqué. Cependant, Riggi -la -goutte sortit de l’arrière salle. Il fut suspicieux de revoir Sheppard. Celui-ci le prit à part et lui joua « la grande scène du II » comme si sa vie en dépendait. Il inventa une sombre histoire de jeu, de dette et réussit à le convaincre qu’il voulait faire partie de l’affaire. D’abord dubitatif, Riggi compatit, et se retira dans l’arrière salle. Ce fut l’homme au borsalino qui vient chercher Sheppard pour ce qui allait être l’interrogatoire le plus dangereux de sa vie. Dés qu’il fut entré, Sheppard regretta sa témérité. Riggi se retira et cinq hommes firent passer à Sheppard un long et douloureux moment. Au fond de la pièce, dans l’ombre, une fumée de cigare témoignait de la présence d’un homme qui ne disait pas un mot mais observait tout. De temps en temps, l’homme au borsalino se rendait à ses côtés, baissait la tête pour écouter et revenait lui poser une autre question, elle-même accompagnée d’un nouveau coup. « C’est sûrement Leone » se dit Sheppard. Il ne parvenait pas à voir le visage de l’homme. Sheppard était à deux doigts de tomber raide quand, contre toute attente, la porte s’ouvrit. Riggi-la-goutte se précipita pour dire quelque chose à l’homme au borsalino. Pendant qu’ils parlaient, la porte était restée ouverte et un subreptice rai de lumière éclaira brièvement l’homme au fond, assis dans son fauteuil. Leone était gros, voire obèse. Ses doigts boudinés, ornés de bagues tenait un cigare. Sheppard vit distinctement son visage boursoufflé. L’homme au borsalino se posta devant lui, obstruant la vue. Il lui dit quelque chose à voix basse. Riggi sortit en refermant la porte. Les coups s’arrêtèrent.

A deux heures du matin, Sheppard se hissait difficilement dans sa voiture. Tout son corps le faisait souffrir. Il savait que les autres ne lui faisaient pas confiance. Toutefois, un de leurs rabatteurs indispensables venait à l’instant de se faire coffrer. Comme quoi, le hasard… Ils avaient accepté de le prendre à l’essai. Il avait rendez-vous à 5 heures samedi soir dans les sous-sols du stade porte F4.

La Chevrolet de l’homme au borsalino le suivit sans prendre la peine de se dissimuler. Le message était clair.

Une fois chez lui, Sheppard téléphona pour tenir la personne informée des derniers rebondissements.

Il resta chez lui les deux jours suivants, pansant ses blessures. Quand il ne somnolait pas, il se traitait de fou, doutant de la faisabilité de son plan. Son immobilité corporelle dissonait avec son activité mentale. Son esprit tournait à vive allure. Il échafaudait plusieurs scénarii possibles. Dans la plupart des cas, les probabilités de réussite ne penchaient nullement en sa faveur. Mais une fois dans sa vie, Sheppard voulait faire quelque chose d’utile, sortir du rôle d’éternel minable.

A 5 heures, le samedi, toute la bande se retrouva porte F4 dans le sous-sol du stade. L’équipe était tendue, en attente. Sheppard, transi d’angoisse, était au supplice. Toute son énergie se concentrait à donner le change. Sa chemise blanche lui collait au dos. Il avait revêtu son blouson en cuir marron pour camoufler ce témoignage de stress excessif. Il tenait ses mains moites et tremblantes dans les poches. Heureusement, aucun homme de Leone n’avait voulu se compromettre à lui serrer la main. Avant qu’il ne sorte de chez lui, son estomac l’avait trahi. Il en gardait une pâleur déplaisante. Il fixait le sol, les yeux baissés, de crainte que son regard ne l’accuse. De profil, l’épaule et une jambe appuyées au mur du fond de la salle, il voulait se faire oublier. Il luttait pour maîtriser sa peur. Il ne doutait pas que l’alliance conclue avec l’ennemi ne s’avère qu’une tragique perfidie. Tout à coup, un mouvement se fit parmi les hommes et un léger brouhaha résonna dans la salle. Sheppard comprit que l’occasion était exceptionnelle quand il vit Leone débarquer en personne. Ses hommes se groupèrent autour de lui. Des poignées de mains furent échangées, des sourires fiers élargissaient les visages, les torses se bombaient, certains allant jusqu’à se dandiner de satisfaction. Discrètement, Sheppard se faufila aux côtés de Leone. C’est à ce moment là que l’équipe spéciale des flics soudoyés par le maire fit irruption. Nul ne les avait entendus arriver. Comment étaient-ils entrés ? Une trentaine de policiers newyorkais en costumes noirs, chapeaux visés sur le crâne, mitraillettes aux poings, entoura la bande de Leone qui eut à peine le temps de se retourner. Soulagé, Sheppard s’attendait à voir briller les menottes. Soudain, dans un ensemble détonnant, des tirs croisés balayèrent longuement et méthodiquement la salle. Les uns après les autres, tous les hommes furent abattus. Pris comme des rats dans un guet-apens magistralement orchestré. Aucun survivant n’était prévu au programme. Même pas Sheppard !

 

A 5h15, les flics ripoux partirent chercher les bidons d’essence. Extrêmement secoué, Sheppard fut agréablement étonné de se constater en vie. Il fut surpris qu’aucun des policiers compromis ne prenne la peine de vérifier leurs arrières. Comme ils étaient sûrs d’eux !

A 5H20, Sheppard prenait la photo sur laquelle Leone était facile à identifier, de face, les mains croisées.

A 6H, Sheppard, dans un piteux état mais vivant, se tenait dans le salon de Paloma. Réticente, elle avait tout d’abord refusé de le laisser entrer. Mais cette fois-ci, c’était lui qui possédait des arguments irréfutables. Il lui remit tous les clichés, les douilles relevées sur le lieu de la fusillade, la liste des ripoux, de même que les enregistrements de la conversation qu’il avait eue avec son mari, celle avec Riggi – la-goutte et celui de l’entretien de recrutement musclé chèrement gagné. Ainsi avait-elle toutes les cartes en main, la donne s’avérait excellente, à elle de jouer maintenant!

 

 

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