Une pincée de tuiles
Qu’il est loin mon pays, pensais-je dans la cour de l’école Arthur Rimbaud de Chanteloup les vignes, qui n’avait de bucolique et poétique que le nom. Patrouillant dans la cour de récréation cernée par une haute grille qui la protégeait d’éventuels projectiles et intrusions, je songeais : qu’il est loin.
Parfois au fond de moi se ranime le souvenir de ce temps là où je trimballais ma nostalgie dans mon cartable de cuir fauve usé. Je marchais le long de la Seine à Conflans Sainte-Honorine, seul lieu dont la beauté me paraissait égaler l’eau verte du canal du Midi. Y manquaient toutefois le rose et la brique rouge des Minimes, Saint-Germain-en-Laye était belle et glacée et Achères plutôt grise, on ne pouvait les confondre avec ô mon paîs, ô Toulouse, ô Toulouse.
Je me souviens du moment où je reprends l’avenue vers l’école quand mon fils me dit : « y en a qui arrêtent pas de nous embêter, on jette mon cartable et on est bourré de coups de poings ! » . Je lui conseille de ne pas se laisser faire si on l’attaque : « Ici, si tu cognes, tu gagnes. C’est des lourdauds qui ne comprennent que les coups. Ici, même les mémés aiment la castagne. »
Revenus en banlieue toulousaine il me dira, ravi de sa première journée : « Dans la nouvelle école, personne nous tape à la récré. ». Ô mon paîs, ô Toulouse, plus calme et plus douce à vivre que dans la chanson. Moi qui avait fait tant d’efforts pour neutraliser mon accent, sur les conseils de notre inspecteur qui prônait le français standard, me voici ébahie qu’un torrent de cailloux roule dans ton accent, Toulouse, et je m’embrouillais parfois croyant les gens en colère mais non, ce n’était que de la passion. Je devais me rendre à l’évidence : ta violence bouillonne jusque dans tes violettes, Toulouse.
Ceci me rappelle une dispute entre un normand que nous hébergions et mon ami qui le traita familièrement de con par un automatisme de langue. Je tentai de le rassurer. « Vois-tu, à Toulouse, on se traite de con à peine qu’on se traite », mais il ne voulut rien savoir. Alors je songeai : Il y a de l’orage dans l’air et pourtant, on ne lui voulait aucun mal au normand, c’est vraiment con qu’il se fâche !
Je les laissai à leur malaise pour me balader au centre ville et comme jadis et comme toujours, je vis combien l’église Saint-Sernin illumine le soir et m’asseyant sur un banc qui la borde, j’ouvris un carnet de croquis pour la dessiner sous la forme d’une fleur de corail que le soleil arrose d’un voile orangé. C’est peut-être pour ça, pour cette tranquille beauté, Toulouse, que malgré ton rouge et noir hanté du souvenir du martyre Saturnin, évêque attaché à un taureau et traîné sur les pavés de la rue du Taur, pour cette résistance que tu as, c’est peut-être pour ça qu’on te dit Ville Rose.
Me revoici plongée dans le souvenir de mes années étudiantes et je revois ton pavé, ô ma cité gasconne, la rue Lakanal et ton trottoir éventré sur les tuyaux du gaz, la prairie des filtres et le cinéma Saint-Agne où l’on regardait les films sur un écran gigantesque, enveloppés de lourds et odorants nuages de fumée. Cette nonchalance méditerranéenne me rappelle la chanson de Claude Nougaro, Toulouse, dont les paroles m’émouvaient aux larmes lorsque j’étais ailleurs, sentant que mes racines se desséchaient, et plus particulièrement m’émouvaient ces deux alexandrins: Est-ce l’Espagne en toi qui pousse un peu sa corne, Ou serait-ce dans tes tripes une bulle de jazz ? Quand le jazz est là, Nougayork est ici.
Tout cela, ça fait un bail, à présent je me balade tranquillement, voici le Capitole et comme tous les ans sur la place, les stands de Noël se préparent à déverser leurs spécialités, leur artisanat et leur produits manufacturés, ça va sentir le vin chaud, les chichis, les grillades. J’y arrête mes pas, je songe que j’achèterai peut-être avant Noël, à quelques pas du théâtre où les ténors enrhumés tremblaient sous leurs ventouses, quelques uns de ces récipients transparents et thérapeutiques utilisés jadis contre les refroidissements et redevenus à la mode, car voilà un cadeau original, les ventouses. Je suis tirée de ma rêverie par le joli sifflement de rossignol d’un passant, et dans ce bref espace sonore j’entends encore l’écho de la voix de papa, c’était en ce temps là mon seul chanteur de blues.
Aujourd’hui je vis à Cugnaux où les buildings ne grimpent pas trop haut et où je cultive tomates et salades dans mon jardin près de la base militaire, mais c’est plus tranquille qu’à Blagnac où les avions ronflent gros. Tout de même, je me surprends à regarder les devantures d’agences immobilières qui proposent des appartements toulousains. Mais si l’un me ramène dans cette ville, pourrais-je y revoir ma pincée de tuiles comme m’offrait à admirer jadis la minuscule fenêtre de ma mansarde d’étudiante donnant sur le toit des Jacobins, où contemplant les variations du rose orangé sur un coin de ciel, j’entendais : Ô mon paîs, ô Toulouse, ôhooo Toulouse.
Joëlle, octobre 2018