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le broyeur de noir – atelier du samedi – novembre 2013

BROYEUR DE NOIR

La consigne : choisir une expression. J’ai choisi : broyer du noir. Transformer cette expression en personnage / métier : broyeur de noir.

Voici l’histoire de mon broyeur de noir.

 

SULLIVANN

Je m’appelle Sullivann et je suis un broyeur de noir.

Comme mon père, depuis l’avènement du « Charlie’s Beautifoul World ». Depuis que Charlie Winston a pris le pouvoir, et qu’il a instauré la « déclaration des droits de l’homme beau et coloré », le noir et le laid sont poursuivis, traqués, pourchassés puis effacés, écrasés, broyés.

Les débris sont alors envoyés dans le grand « colorisateur », et sont transformés en jolis bonbons carmins, parmes, émeraude, re disposés de-ci de là dans la ville.

Tout le monde est beau, frais, multicolore. Charlie dit que la couleur amène au bonheur, la noirceur au malheur. Le blanc, quant à lui, a un statut à part. Il n’est ni pourchassé ni encensé. Charlie préférerait qu’il disparaisse, mais il le laisse vivre, pour l’instant.  C’est sur ce programme qu’il a été élu, que mes parents l’ont élu, ultime secousse pour sortir de la Grande Mélancolie.

De nouveaux métiers sont apparus : forçateur de sourire, colorateur bien sur, entraîneur de rire, brigadier anti laideur et broyeur de noir. Comme moi, comme Papa.

Je n’ai pas vraiment eu le choix : Papa m’a toujours dit « la couleur c’est la vie, comme moi tu détruiras le noir ». Soit. Ainsi sois-je.

J’appartiens à plusieurs brigades, je suis à la fois un électron libre et un petit soldat. J’interviens pour la BAMG, Brigade Anti Mauvais Goût, lorsqu’une ado rebelle ose tenter un «smoky » ; pour la Brigade Industrielle, quand un petit malin de publicitaire tente d’introduire le noir sous prétexte que « le buzz ça fait vendre », et pour la Brigade de l’Environnement, si tant est que l’on puisse toujours parler d’environnement, depuis que chaque millimètre de croute terrestre a été recouvert de peinture. Et ça c’est pas simple. La nature, elle se bat. Le moindre éboulis, glissement de terrain, coup de vent, et ré apparaissent roche volcanique, amas caillouteux et galets noirs. Et là c’est la panique. Alarme. Evacuation. Téléphone qui sonne en continu. Je débarque en catastrophe, je m‘approche. Personne n’ose. Tout le monde me regarde de loin. Ils m’admirent et me craignent en même temps. Je regarde. Je touche. Je goute aussi, parfois. Et je fais le job. Si c’est un petit morceau, je le broie direct. Sur place. Je dégaine mon Concasseur Atomique et je le réduis en cendre. Si c’est un gros morceau, je mets en place un plan d’évacuation de type A, B, ou C, en fonction.

Pour moi, ce n’est pas un travail comme les autres. Pour les autres non plus d’ailleurs. On me dit que je fais un métier dangereux, qu’on a pas de recul, que même les scientifiques ne sont pas capable d’évaluer les risques. Que personne n’est capable de dire ce que provoque le contact rapproché du noir à terme… j’essaie de ne pas y penser.

Ce qu’ils ne savent pas, aucun, pas même mon père, c’est que ça me fascine. Ça m’effraie et m’attire en même temps… quand la plage de galets a été découverte, j’y ai passé des heures, à la regarder, stupéfixé. Une partie de moi avait envie de se jeter dedans, de s’y rouler, de se laisser submerger… et l’autre partie me hurlait de prendre mes jambes à mon cou.

Au bout de plusieurs heures, j’ai pris mon téléphone, j’ai attendu que la connexion s’établisse. Je n’ai dit que deux mots : plan C. Pour Catastrophe.

Il ne reste plus rien aujourd’hui. La plage de galets a été recouverte de gazon bleu azur. Ca pique. J’y reviens et je suis un peu triste. Je ne peux pas m’empêcher de me demander si tout cela était vraiment une bonne idée…

et puis il y a Isaur…

 

ISAUR

Je m’appelle Isaur et depuis tout petit, il m’arrive un truc très étrange. Quand quelque chose me contrarie, quand je suis triste ou en colère, une auréole noirs vient se poser au dessus de ma tête. Elle apparait comme ça, d’un coup, comme les anges, mais en noir. Genre un ange maléfique. En gros, j’ai des idées noires. Et tout le monde le voit.

Et dans le monde de Charlie, avoir une auréole noire, c’est pas franchement simple.  « Ils » pensent que c’est arrivé suite à un accident du Colorisateur, quand j’étais tout petit. Ça ou autre chose, personne ne comprend bien.

C’est pour mes parents que c’est dur. Ils me cachent. On évite de sortir. Quand il a fallu aller à l’école, ma mère m’a acheté des pulls à capuche. Uniquement à capuche, pour cacher mon auréole dedans. Le résultat était surprenant, pas tout à fait l’effet recherché, mais en partie. On évitait au maximum de me contrarier. J’aurais pu devenir un affreux petit garçon capricieux, si je n’avais pas senti dès tout petit que cette auréole noire était une malédiction…

Dans le monde de Charlie tout doit aller pour le mieux. Les gens sont beaux, heureux, sereins colorés. Du coup, raté pour avoir un travail. Ou des copains. Ou une copine. Au moindre désaccord, bing cette auréole noire, et elle fuit. D’ailleurs tout le monde me fuit. Je suis un pestiféré, un paria, la bête à abattre.

Je vis caché, surtout des brigades… Elles m’attraperaient et m’enverraient tout droit dans les Laboratoires, et je passerai ma vie enfermé là bas, éternel cobaye ou phénomène de foire, au choix… Il y en a un, le meilleur broyeur de noir, Sullivann, il ne me lâche pas, il me cherche partout, lui plus que les autres, il me fait peur.

Alors pourquoi continuer ? Parce que pour moi, je suis un Messie. Ou un truc du genre. Celui qui montre ce que personne ne veut voir, dans ce monde ou tout doit être beau, merveilleux, sans faille. Je suis l’indispensable existence du noir, celui par qui le bonheur ne peut pas être. J’ai trouvé un vieux livre du monde d’avant au marché caché : « le ying et le yang ». peut être que c’est moi le Yang…

 

 

SULLIVANN

Je m’appelle Sullivann, je suis broyeur de noir dans le monde de Charlie. Je suis peut être le meilleur broyeur de noir. Mais une quête  ne me lâche pas : trouver Isaur, s’il s’appelle vraiment come ça. Le garçon à l’auréole noire. Personne ne sait vraiment s’il existe, c’est mon père qui en a entendu parler… certains jurent avoir vu l’auréole noire, mais aucune preuve de cette vérité.

Il m’obsède : il est le premier depuis longtemps à avoir le pouvoir de créer du noir. Mais pas que. Il est le premier depuis longtemps à faire tomber le masque… Isaur est l’ennemi public numéro 1. Charlie dépense des fortunes pour le retrouver. Sans succès. J’en ai fait une affaire personnelle.

Je l’ai cherché, dans les rues les moins colorées, les quartiers mal famés aux couleurs passées… Un jour, j’ai su comment le trouver.

Une fois par an, Charlie est obligé d’ouvrir le dôme qui recouvre entièrement la ville et la coupe totalement du jour comme de la nuit… question d’oxygène parait-il. Cette nuit là, il est interdit de sortir. Je savais qu’il ne résisterait pas. Je me suis caché au sommet du plus haut gratte ciel, et j’ai attendu. Peu avant l’heure, j’ai entendu la porte s’ouvrir. J’ai d’abord vu son dos. Et sa capuche. Je crois qu’il a tout de suite su que j’étais là. Il n’a pas bougé. Il a juste dit « je savais qu’un jour on se rencontrerait ». Il savait que je le cherchais. Je me suis approché. J’étais partagé entre l’envie de l’arrêter, ce qui l’aurait amené à passer le reste de sa vie dans les Laboratoires, et le laisser parler. Et surtout, voir enfin son auréole noire.

Je savais qu’il faisait des efforts surhumains pour ne rien laisser paraitre, ne pas s’énerver, ni avoir peur. Pourtant il jouait gros. Il s’est remis à parler. « Tu n’es pas ici pour m’arrêter ; sinon, tu ne serais pas venu seul. Tu es ici parce que tu veux comprendre. Tu es fasciné. Et parce que sans doute tu n’y crois pas toi non plus ». Pendant qu’il parlait le dôme s’ouvrait peu à peu. Autour de nous, il n’y avait plus que le noir. Je ne le voyais plus, ni lui ni son auréole, si elle était là. Je ne savais pas quoi dire. Je pensais à tout ce que mon père m’avait appris. Il reprit : « regarde la nuit, sans elle pas de jour ». Je savais qu’il avait raison, mais je ne pouvais m’y résoudre. Je m’approchais, pour essayer de le voir, lui et son auréole. Il dit, dans un dernier souffle, avant que la nuit ne nous recouvre complètement « je ne te donnerai pas ce que tu veux. Tu serais obligé de m’arrêter. Et puis dans le fond, tu sais que je ne suis que le premier ». Il disparut alors totalement…

Longtemps encore, j’ai cherché Isaur. J’ai souvent cru l’apercevoir, caché sous une capuche. J’ai attendu chaque année l’ouverture du dôme, et je me suis posté chaque année au même endroit. Il n’est jamais revenu.  Parfois j’ai l’impression qu’il me laisse des messages, dans les traces grises sur les murs…

Il parait qu’il y en a d’autres, aujourd’hui. Charlie a multiplié les moyens pour le trouver. Ça le rend fou… Moi j’ai changé de métier. Je ne pouvais plus broyer du noir. C’était devenu trop vivant. J’ai rendu mon tablier, au grand dam de tous, en particulier de mon père qui ne me l’a pas pardonné. Je ne travaille plus.

Je milite aujourd’hui pour ré introduire le blanc dans la palette des couleurs…