Archives par étiquette : casser

TOC!

IMG_1130[1]

Lorsque j’étais enfant, on me disait de ne pas taper, ne pas casser, ne pas m’énerver.

J’en avais déduit que tout cela était gravissime.

Taper était la pire des erreurs – frapper dans ses mains, battre le rythme, taper sur un clavier… un véritable cauchemar.

Et casser ne valait pas mieux. Casser la baraque, ébrécher les sous-tasses, briser un miroir. Sept ans de malheur. Sept ans de cauchemar ?

Enfin, s’énerver était tout simplement la dernière des choses à faire. Et il est vrai qu’aujourd’hui, je suis un garçon plutôt calme. Pourtant, j’énerve mon monde…

Aujourd’hui, mon toc – mavie – c’est cette agglomération absurde de tics et de manies. Des habitudes qui ont la peau dur, agglomérées, toutes recollées – pour « pas casser ». Mes addictions sont mes délires et je tourne en rond, toujours pour dire : ne pas casser, ne pas taper, et s’énerver ? Pas y penser !

Donc, ce matin, soleil tout gris.

La lumière, en bloc, jaillit de derrière le rideau occultant que j’aime. Tous les soirs je le tire comme un linceul, un paravent – il me protège, dans mes rêves, des vilaines raies de lumières qui transpercent, cassées, coupantes, les volets de bois, les persiennes béantes.

Donc, la lumière, en bloc. Aucun rayon. Pas de fissure. Une bonne journée à venir, pour sûr.

Salle de bain. Problème du bain : le carrelage… Je croyais qu’je m’y ferai, mais tu parles ! Chaque matin, c’est infernal. Je passe mon doigt sur un, deux, trois, 152 carreaux et voilà, en marmonnant, « pas casser ». J’ai pas qu’ça à faire mais je le fais quand même, car casser c’est mal, taper c’est pire, et s’énerver…

Et puis ça passe.

Cuisine. Problème du p’tit dej’. Pas trop de problème en fait. Je contourne les sujets sensibles : j’ai interdit les œufs chez moi. L’émail qui se fend, je n’en veux pas. Non : la perfection d’une porcelaine unie et blanche sous mes yeux me suffira… me reposera.

Voiture. Restriction dans la voiture : pas de musique – pas de batterie, de battement, de rythme. Problème. Un mendiant à un feu. Tape sur mon capot. Je cale. Je bugue. Sa main s’abat, une deuxième fois, sur mon carrosse. J’enfonce mes ongles dans le volant. Je serre les dents. Ne pas s’énerver – c’est compliqué ! Autour de moi, tout le monde s’énerve – et je répète, à moitié sourd, aux klaxons, insultes et mot d’amour – je répète « ne pas taper, taper c’est mal, taper, ça ne se fait pas, ne tape pas, ne pas taper, taper c’est mal… » Etc.

Travail.

Remplacer ce qui a été brisé pour remettre le monde en place – je bosse chez Carglass. Jeter le verre cassé, morceau entier par morceau entier. Respecter les éclats et les brisures, en faire le tour, deux ou trois fois, pour les cerner. Poser l’index, sur leurs arrêtes. Et murmurer : « toi, tu n’es pas cassé »… Mon partenaire, au centre d’appel – 099 089 099 – doit gérer la rentabilité de ma journée – et de celle de 9 autres employés. I’ m’dit souvent : « Toi tu m’énerves, mec. Arrête de te prendre la tête. Bosse vite ! Bosse bien mais bosse vite. Pendant que les autres font dix visites, toi tu nettoies encore ton site. Merde, mec, bosse bien mais bosse vite. Les trucs pétés, on s’en fiche. Tu balayes, tu les jettes, c’est fini, c’est net. » et il claque des doigts.

Je lui dis « Arrête ça, Rapha. Et tu vois, je ne peux pas. Faut pas casser, tu sais c’est vrai, et réparer, ben, c’est sacré. Si je le fais mal, tout part en live – surtout mon âme. J’en ai ma claque des traitements. Fluoxéthine ou deroxat ; cytalopram, super xanax : mes bons amis ne m’aident pas. Mais réparer, ça c’est sacré. J’en oublie (même) ma réalité. »

Il me répond : «  Toi tu m’énerves, mec. Arrête de te prendre la tête. T’es pas plus félé que le gonz’ moyen de la planète. Mais toi tu le sais : t’es pas très net. Bosser bien, réparer les machins, c’est cool, c’est top, mais ça change rien : c’est dans ta tête, qu’il est, le problème. Tes tocs, tes trucs, répare-les. Et les pare-brises, ben, on s’en fiche. Bosse vite bosse bien, mais pense à ma rentabilité, putain ! »

Téléphone raccroché. Oreillette dessoudée.

Mon train-train-train revient revient, plein de manies, de tout de rien. Intervention : impact aggravé, commune de Dol, ça y est, le kangoo est garé.

« Vous pouvez arrêter ça ? »

Je demande calmement, une chose simple, à mon client. Il fait des « bam » poing contre paume. Il me décrit son accident. Un faisan qui s’effondre en plein vol, tiré par un chasseur dans la forêt de Dol. Bam : sur le pare-brise, déjà fragile. On le dit dans la pub, personne nous croit. Tant pour lui, tant mieux pour moi. Et : bam. Ne pas taper. Bam, le faisan. Taper c’est mal. Bam – tout se casse. Bam. Ne tape pas.

« Vous pouvez arrêter ça ? »

Dieu qu’il a l’air con à se donner des coups dans la main. Bam.

« Vous pouvez arrêter ? »

Taper c’est mal. Faut pas taper.

« Et là, le faisan ! Merde, j’y croyais pas ! »

Bam.

« La ferme ! »

Je hurle ça. Je m’énerve, je crois. Je supporte pas ces mimes violents – le client me fixe, il me trouve fou. Il a pas tort. Je commence à donner des coups de poing très énervés. Je défonce la vitre déjà pétée.Taper c’est mal, casser c’est pire ? L’inverse, peut-être ?

Rien à fiche : la colère est le nœud du problème. Je pète tout. Je pète les plombs. Brise la vitre. Déchire mes doigts – ils sont en sang. J’ai mal, je râle. Je crie. Rugis. Le mec ouvre des yeux ronds. Je dis rien et je me barre. Je saute dans le kangoo, démarre à fond, et dégage de là. Je file comme un taré sur la nationale à travers la forêt de Dol, sous une pluie de chevrotines et de faisans morts.

Je suis fou. Carglass va me virer. Je téléphone. J’ai du mal à mettre mon oreillette, mais quand même, à l’autre bout, Rapha décroche : « Yo mec, t’as arraché ! Déjà plié, le con faisandé ? » « Je démissionne. Je préfère partir, courir très vite, plutôt que subir, me faire punir. Je préfère partir. » « Qu’est-ce’ tu dis, mec ? Toi tu m’énerves, tu… » «  Je démissionne ».

Je raccroche.

Je pose le kangoo au garage Carglass, et j’annonce mon départ.

Tout le monde s’en fout. J’suis pas rentable.

Le soir, j’suis assis dans le parc, sur un banc noir. Je bois une bière, en bouteille de verre. Pas une canette – les canettes, pour les ouvrir on les pète. La nuit me tombe sur les épaules. C’est lourd, la nuit. C’est froid, novembre. Et je me gèle, à regarder la lumière d’or des réverbères sur les branchages, se fracasser.

Fa fait des découpes sur toute l’allée. Maintenant que la nuit est là, impossible d’y foutre un pied, je vais devoir m’adapter. Les ténèbres en face – pelouses massifs bosquets et fougères – seront parfaites pour mon retour.

C’est lourd la nuit, l’automne aussi.

« Fais pas ça ! Fais pas ça, calme-toi ! »

C’est quoi ces cris ?

Une voix de fille qui gémit fort. Elle a peur. Je m’avance. Les cris sont proches. Ils découpent les ténèbres. Insupportable. Et puis bam.

Le bruit mat, lourd et froid d’un coup de poing qui s’abat. Des sanglots. Je distingue une silhouette recroquevillée par terre. L’haleine écumante d’un homme massif fait une buée blanchâtre dans la nuit. Il dit : « Ma vieille, tu me parles plus comme ça ! Tu l’referas pas ! » Il prépare un coup de pied, ce con.

« Ne tapez pas ! »

Taper c’est mal. Je hurle. Ça le déconcentre.

« Oh ! Tiens, un héros ? »

« Ne tapez pas. Taper c’est mal. »

Il rit. Je m’approche de lui. Il me donne un coup à l’épaule. Je lâche la bouteille de verre. Dans l’herbe, elle ne casse pas. C’est déjà ça. Mais la colère – elle – est là.

La colère est le nœud du problème. Elle monte dans mon ventre, noie mes poumons, vrille dans mes bras. Putain, j’aime pas ça, mais…

« Alors, on joue les supermans ? »

Autre tape à l’épaule.

« Tu dégages ! C’est privé ici ! C’est perso ! »

Je répète, comme d’hab, « taper c’est mal, ne tape pas » mais je le dis à HAUTE et intelligible voix. Je l’intègre, en quelque sorte. Au monde et à moi. Je suis en colère. Mais ma colère est légitime. Ce crétin sera puni cette fois. Pas moi.

Il me balance son poing dans la tête, les milles verrous dans mon crane qui font des tocs, des manies, des habitues, des problèmes, des contraintes, des angoisses, des routines, des obsessions, des retours, des vérifications, des rituels et tout le reste, tous ces verrous, partent en éclat.

Casser c’est mal, taper c’est pire… et s’énerver….

« Pauvre con ! »

Pendant que le sang coule sur mon œil, versant de mon sourcil tout éclaté, je balance coup sur coup dans le bide, le diaphragme, la mâchoire de ce type que je connais pas, mais qui tape. Taper c’est mal. En retour je frappe. Bam.

La silhouette par terre rampe un peu plus loin, plus loin des coups autant qu’elle peut.

La colère est à mon service, à son service, elle, la victime. Mais s’énerver… bam… S’énerver… Bam… c’est mal aussi…

J’arrête de frapper. L’homme comprend qu’il doit se barrer. Maintenant. Il détale dans la nuit.

Mes doigts coupés, mon torse décoré d’ecchymoses, ma gueule sanglante…

— Eh ? Ça va ?

La silhouette qui était à terre s’est relevée et rapprochée lentement. A mes côtés, sa chaleur vient un peu casser le froid, la nuit, le reste…

Elle m’entraîne vers le banc. La lumière d’or des réverbères tombent sur elle comme une aile d’ange. Elle est jolie. Toute jolie. Son regard tendre, asymétrique, brille d’un coté dans un coquard d’un beau violet. Elle demande :

— T’es une sorte de flic ou quoi ?

Tiens, elle me donne une idée. Elle me donne aussi la main pour rentrer. Sentant ses doigts, entre les miens, j’oublie un peu les craquelures des trottoirs, les crevasses des chaussées.

Casser, c’est mal, taper c’est pire, et s’énerver…

Mais réparer, ça, c’est sacré. Elle me répare, dans ma salle de bain. Le carrelage me nargue. Je m’occuperais de lui, demain matin.