Goré, de belles demeures coloniales à flanc de côte atlantique.
Au plus bas, coté océan pas d’escalier, pas de marches ; un plan incliné glissant, couvert d’algues putrides.
Porte sans retour.
Coups de butoir des vagues, grouillement des rats.
Des tonneaux noirs, visqueux engrangés là; il fait noir, il fait humide.
Porte sans retour.
Des objets accumulés dans le noir, comptés, mesurés, richesse entassée.
Parfois un navire ; cris perçant le silence, allers /retours en pirogue.
Déchargement ;
Embarquement.
Porte sans retour.
De longues files,descendues du niveau supérieur, têtes baissées, bruits de chaînes ; ce ne sont pas des hommes, juste de la marchandise échangée.
Porte sans retour, voyage sans retour.
Juste surplombant le quai,béant,inquiétant,un escalier étroit. Voûtes cintrées,angles saillants ; aucune lucarne,air étouffant,noir virulent,espace descendant vers les entrailles.
Néant,chiendent,entassement,grincements de dents…
Langages poignants, gémissements…
Des graffitis mordant le salpêtre.
Parfois des chants, des onomatopées :les murs, les marches en sont tremblants.
Les noms sont inexistants de ces prisonniers frissonnants, un seul matricule infamant pour les différencier.
Leur chant lancinant…
Leurs pleurs dissonants…
Cachot, violence,et ce mot justifiant l’esclavage : argent,argent,argent….
Au rez de chaussée, coté cour la lumière est un peu plus présente.
La cour est rectangulaire, 2 portes noires sur chacun de ses cotés ; quelques marches usées pour descendre aux pièces de l’office ; la porte est la seule ouverture de ces pièces.
Travailler, travailler ;
Balayer, nettoyer ;
Cuisiner, servir, se taire,surveiller, punir.
Balayer la cour sous le soleil de l’après midi,
Porter des seaux d’eau tirée du puits.
Suer, souffler, ne pas s’arrêter, ne pas se laisser distraire, ne pas trébucher sur les marches .
On a pu monter de l’infâme étage inférieur ; on a pu revoir la lumière, mais à quel prix ?
Trimer, œuvrer,bosser,besogner,servir, exécuter,peiner,supporter, accepter pour ne pas redescendre.
« s’ious plaît Maîtresse », « oui M’dame », « merci Monsieur »….
Ravaler ses larmes, apprendre une autre langue ;
Subir le joug,la tyrannie, ne jamais se plaindre ;
« oui Maître », » tout de suite Maîtresse »….
Les marches, un jour ont vu un maître, un blanc, venir parler d’abolition, d’émancipation, d’injustice ;
Cela ne s’est jamais reproduit
D’autres marches ont vu un maître trousser la petite servante sans qu’elle ne puisse rien dire.
Cela s’est souvent répété.
Il y a les marches savonneuses et glissantes de la laverie ;
Les marches acérées, arêtes saillantes de la forge ou sont fabriqués les fers, les chaînes ;
Il y a les marches évasées par milieu des cuisines, usées à force d’être lessivées.
Il y a Paulette, Josette, Ginette qui cousent près des marches pour essayer de capter un peu de lumière ; pas le droit de s’y asseoir.
Il y a Philobert, Camille, Dieudonné qui portent des fardeaux, coupent le bois, transpirent au soleil ;
iI y a des Arafan,Coumba,Bintou,Toumani qui ont du répondre à un autre nom.
Il y a des ombres qui font marcher la grande maison, qui glissent sur les marches, qui n’ont plus de passé, n’auront aucun avenir et ont perdu toute identité.
Au milieu de la cour, majestueux, un bel escalier à double révolution permet d’accéder aux appartements.La haut calme et opulence.
L’escalier d’honneur a des marches en marbre de Carrare ; elles sont larges et pas trop hautes pour que ces dames puissent y monter sans efforts ;
Elles sont immaculées, aucune trace de poussière ne doit souiller robes et jupons sur les trajets pour se rendre à l’église.
Les courbes harmonieuses du garde corps ne sont point trop hautes ; elles doivent permettre de voir ; Voir les tenues des illustres personnages qui fréquentent ces lieux.
En haut de l’escalier, une galerie ; elle permet l’accès au salon de réception,largement ouvert sur la mer;car ici ce n’est pas l’océan sauvage mais la mer et le clapotis des vagues ;
Une légère brise fait voler rubans et dentelles.
Parfois un mouchoir de batiste choit sur une des marches ; un galant homme le ramasse et l’offre délicatement à une jeune fille rougissante ;
Monsieur et Madame de la Martinère reçoivent souvent.
On danse, on grignote, on complote.
Il fait chaud, cela se passe dehors, sur la galerie, sur les marches, qui permettent une subtile hiérarchie ;
On traite des affaires, on se plaint de l’Afrique,( jamais ne sont évoqués certains sujets qui concernent le sous-sol de la maison).
Par l’escalier, intérieur et extérieur communiquent dans un va et vient incessant :
De légers pieds ont à peine effleuré les marches dans un doux froufrou de jupes ;des chaussures de cuir blanc, immaculées les ont franchies d’un pas assuré ;des chaussures à lacets, rigides et noires des ecclésiastiques les ont régulièrement empruntées ; des souliers vernis de jeunes gens les ont gravies 4 à 4; Des mocassins hésitants, craquant des coutures, des godillots militaires, des bottes martiales d’un général, des souliers de bal, toutes ont eu ce privilège.
Marches nettoyées, polies, très tôt le matin par les pieds nus d’en bas afin d’être prêtes à accueillir d’autres visites.
Goré s’est endormie lorsque cette époque a été révolue ;
Des historiens, des architectes sont venus ;Ils ont étudié, nettoyé, dessiné,soigné les passages, les escaliers,les murs de la maison ;Des hordes de touristes montent et descendent les marches de l’histoire ;
Ils s’exclament ou se recueillent sur le passé inscrit dans les murs de pierre ou de terre.