Atelier du mercredi L’immeuble

Florence a revêtu sa tenue de yoga : pantalon noir, tee -shirt noir, pieds nus. Cela fait ressortir son teint diaphane et ses boucles brunes qui tombent désordonnées jusqu’au creux de son dos. Elle respire, tend ses bras, fait tourner son poignet. Ses yeux sont fermés pour mieux se concentrer sur la légèreté de l’air. Son corps fin encore maigre porte les stigmates de l’anorexie de son enfance. Elle actionne chacun de ses membres pour bien prendre conscience de son existence. Les doigts de pieds posés tour à tour sur le plancher laissent de fines traces sous la pression  du doux contact du  bois. Elle a ouvert les yeux pour mieux prendre conscience de l’effet de ses gestes sur l’ensemble de son corps. Le plaisir monte jusqu’à son ventre qui oscille au rythme des profondes respirations. Son tee -shirt remonté sur le ventre laisse apparaître l’anneau qui trou son nombril. Elle a refermé les yeux, a ouvert ses paumes de main vers le ciel. A son doigt une lourde bague en argent de style indien mange sa longue main. Elle a ouvert les yeux, ils ont  du vert céladon l’éclat de la pierre précieuse. Elle fixe un point lointain à l’horizon ou tout est  paisible. Sans doute une image de source joyeuse jaillissant de la montagne sur laquelle sa pensée s’est enfin apaisée.

 

 

Chaque nuit c’est la même chose, à partir de trois heures du matin Florence ne dort plus et quand elle est seule comme ce soir dans son lit elle pense à ce vide. L’anxiété puis la panique l’envahissent. Alors elle prend le téléphone et appelle Cédric qui lui répond immédiatement et la calme grâce à son assurance habituelle. Il sait lui ce qu’ils doivent faire de leur vie. Cédric viendra  la nuit prochaine, il lui parlera de leurs projets pour que les choses changent enfin. Elle l’écoutera, attentive, tendrement.

Le sommeil  a fini par venir au petit matin et maintenant il est tard, plus de onze heures et elle a un cours important à la fac. Un verre d’eau, un peu de thé, une pomme dont les morceaux  restent coincés dans la gorge. Elle mâche consciencieusement, il faut  s’alimenter,  pas question de revenir à l’hôpital pour ne pas en mourir.

Elle sort sur le palier, il n’y a jamais personne dans le couloir à cette heure et d’ailleurs elle préfère ne croiser personne. Elle dévale l’étage, traverse la cour et descend dans la cave chercher son vélo puis direction l’Institut catholique à trois rues de son immeuble. Depuis que la fac du Mirail a si mauvaise réputation les salles de l’université privée sont bondées. Il reste une place au centre de l’amphi, les étudiants se lèvent pour la laisser passer. Elle les ignore car ce sont tous des  petits bourgeois que ses parents voudraient bien qu’elle fréquente. Elle a réussi à s’inscrire en philo. Les parents auraient préféré littérature pour qu’elle devienne prof mais pas question d’être un chien de garde et c’est trop exclusivement féminin. Elle écoute le cours sur Mousnier, la bonne pensée catho de gauche, mais elle préférerait entendre parler de Sartre  ou de Heidegger.

Elle a noté la date du prochain partiel, quitte l’amphi,  va emprunter des livres. La jeune bibliothécaire lui sourit  car Florence lui est sympathique avec son allure de petit chat abandonné. Elle a pris Hanna Arendt sur la culture et la fille pleine de vie, qui aime la poésie, elles ont déjà parlé de leurs goûts respectifs, lui conseille d’emprunter un recueil  de René Daumasle.

Cédric doit venir chez elle aujourd’hui, il  commentera l’actualité : le gouvernement, le chômage, les jeunes sdf alcooliques qu’il a croisé dans la rue avant de venir, son ras le bol.

Elle a bien rangé son vélo dans la cave. Il faut faire attention à la concierge, ne rien laisser traîner dans la cour pour éviter les remarques désobligeantes. A la hâte elle monte l’escalier,  entre dans son appartement, allume la radio et se jette sur son canapé. Le calme est revenu. Un morceau de Nirvana l’embarque dans ses rêveries de petite fille perdue.

Elle pourrait se remettre au travail mais elle préfère regarder les pigeons sur les toits de l’autre côté de la rue. Le soir tombe sur les tuiles rouges et les derniers rayons de soleil sont chassés par une ombre envahissante.

Cédric ne devrait pas tarder. Florence attend son coup de sonnette bref comme à son habitude, une sorte de signal, toujours tard  dans la soirée.

 

 

 

Sur le sol du parquet il y a une paire de tongs Havana et des vinyles  dénichés au vide grenier de la rue de la Concorde l’autre dimanche avec Cédric. Les pochettes sont des collectors: les Beatles traversant le passage piétonnier d’Abbey Road, une goutte d’eau qui tombe dans une oreille pour celui les Pink Floyd d’Atom Heart Mother. Son oncle, un ancien de 68 écoutait ça quand elle était petite. C’était un militant anti nucléaire. Elle l’aimait bien cet oncle. Il était très différent de ses parents qu’elle détestait, conventionnels ceux là, se détestant mais trop bien installés dans leur vie hypocrite de bourgeois catholique pour avoir le courage de se séparer .

Le canapé recouvert de plaids et de coussins de style indien trône au milieu du salon inondé de soleil. Dans l’air flotte des parfums d’encens. Il y a peu de meubles : une table basse en rotin où traînent des livres et des publicités pour des thés bio et une bibliothèque mal rangée où s’entassent dans le désordre ses dernières lectures à côté de celles de Cédric. Une immense lampe de projecteur de cinéma donne à l’ensemble une touche moderne, mais  cet objet  semble incongru dans le salon. Sur les murs des photos. Les siennes, en noir et blanc, fantasmagoriques, d’arbres dénudés aux racines suspendues dans le ciel, prises  dans sa campagne gersoise. Plus banal, un cliché de Cédric entrain de grimper, suspendu à la falaise dans les Mallos de Riglos en Aragon. Il la regarde en souriant plein de santé et lumineux.

Dans le prolongement du salon se trouve la cuisine. Les deux pièces donnent sur la rue  et  surplombent la cour d’un hôtel particulier qui vient d’être rénové comme l’ensemble du quartier. La cuisine sert peu à Florence, le frigo est toujours vide, c’est Cédric qui apporte à manger. Elle boit seulement des litres de thé et collectionne de jolies théières en porcelaine, en fonte, chinoises, japonaises, indiennes. Un couloir avec des suspensions en papier qui donnent au décor une touchante fragilité mène à la chambre. Un futon, un dessus de lit blanc, des voilages en lin blanc éclairés par la lumière plus diffuse de la cour intérieure de l’immeuble se reflète dans un miroir posé à même le sol.

 

J’ai peur des gens. Je sais pas quoi leur dire. Comment faut-il dire bonjour : avec le sourire, en regardant droit dans les yeux ? J’ai choisi un sourire léger, la tête inclinée, le regard fixé sur les chaussures. Je ne m’arrête jamais dans l’escalier ou dans la cour pour bavarder avec les voisins. Je peux même faire semblant de ne pas les voir. Ils doivent croire que je suis une étudiante sage. Pas de bruit de musique fort, je sors peu. La concierge doit me trouver parfaite avec mon vélo bien rangé dans la cave. Une jeune fille sans histoire doivent-ils penser dans l’immeuble.

 

Cédric a décidé d’une action dans l’immeuble depuis plusieurs mois. Il veut que ce soit médiatique et politiquement pertinent dans la critique de la société. Il faut cesser d’avoir des enfants car la planète est surpeuplée et l’éducation ne fait que perpétuer un ordre social qui assez duré. Les quatre enfants de ma voisine lui paraissent une cible de choix. Je les croise quelque fois dans l’escalier. La mère me dit bonjour avec insistance, histoire de  montrer qu’elle ne me trouve pas assez polie : les enfants dites bonjour à Mademoiselle, Mademoiselle comment déjà ? Ah Florence… et vous gardez les enfants quelques fois…

C’est donc une cible de choix pour nous, il suffirait que j’accepte de les garder un soir puis on les séquestrerait et sûr dit Cédric, on parlerait de nous dans les médias.

Je ne vois pas d’autres possibilités dans l’immeuble : l’avocat à la cour, peut-être, il symboliserait la justice inique de ce pays. Il est tout petit certes mais le prendre en otage peut s’avérer difficile, il ne se laisserait pas faire. De même les autres hommes de l’immeuble mais je ne les connais pas tous, un type au 2e pas causant, la quarantaine, un autre la trentaine qui se croit irrésistible. Il y a aussi Gaspard le jeune étudiant. Je le croise souvent, il doit faire exprès et il essaie de lier une conversation. Mais l’enlever n’aurait aucune visibilité politique. Dans l’immeuble Il reste encore la concierge, au 3e étage Maxence et   Fabiola au 2e. Je les connais car hier matin la concierge était en pleine discussion avec Maxence à cause de son chat qui a miaulé toute la nuit, comme elles bouchaient l’escalier je n’ai pas pu me défiler. Elle lui disait qu’elle en avait assez d’être empêchée de dormir par les animaux et les rentrées tardives de certaines comme Fabiola  dont les fréquentations laissaient d’ailleurs à désirer. Elle a dit que son métier d’actrice n’était qu’une façade pour se livrer à la prostitution.  Maxence a répondu qu’elle n’était pas plus responsable des amours de son chat que de ceux de sa voisine. Et elle était en colère contre la concierge. Elles voulaient me prendre à témoin de leur discussion mais j’ai dit que j’étais pressée.

On a choisi les enfants de ma voisine, Victoria de Castel. Je dois observer les allées et venues de leur bourgeoise de mère et Cédric veut que je sympathise pour les garder un soir ou aller les chercher à l’école. Elle a une fille de 16 ans, un garçon de 14 et des jumeaux.

 

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