Il y a si longtemps qu’ils avaient décidé d’ignorer l’essentiel.
Ils avaient d’abord perdu les peaux de bêtes, les grossières lanières de cuir ensuite.
Ils avaient oublié la saveur du sang chaud, l’excitation de voir l’animal arriver à portée de lance.
Ils avaient oublié les rudiments de la vie: se nourrir et se réchauffer.
Quand ils eurent tout oublié, ils mirent leurs outils dans des musées, ignorant la nécessité de la lame tranchante, la puissance du silex salvateur. Ne sachant plus ils discutèrent, incontrôlables et inutiles controverses sur ce qui fût l’essentiel.
Ils perdaient leur temps à développer de vaines et stériles hypothèses et à gloser sur le rien.
Ils perdaient leurs couleurs, ils perdaient leur capacité d’émerveillement, finissaient par devenir grains de poussières, inutiles et remplaçables,
Ils étaient tous les mêmes, ennui et cécité.
Ils habitaient toujours la planète au ciel bleu. Vaste, belle et libre elle était : elle n’avait pas oublié elle : la souffrance endurée à cause des sillons, à cause des cratères, à cause des mines.
Le temps ne comptait pas elle s’adaptait, inlassable créatrice, elle reconstruisait.
Son réservoir, de là où ils étaient sortis, petits poissons de rien, elle le gardait, le protégeait, le maîtrisait.
Elle savait l’utiliser quand ils se faisaient trop menaçants, elle jouait alors de ses vagues ou de ses souffles.
Pauvres petits riens ils continuaient à deviser à côté de leurs ressources, à côté de leur savoir oublié.
Malgré tout, le temps avait tissé des liens entre ses bourreaux ignorants et la belle planète libre.
Elle leur faisait des signes quotidiens, n’oubliait jamais de leur dévoiler un nouvel atout qui aurait pu les faire taire pour qu’enfin ils la regarde, elle, la belle et libre sauvageonne.
Elle regrettait les chatouillis des débuts, ceux qui la modelait doucement .
Les caresses qu’ils utilisaient pour l’embellir.
Peut-être que bientôt ce qu’ils avaient grossièrement bâti sur elle sans ces effleurements de connivence effondrerait en les écrasant eux, qui continuait à l’ignorer et à l’enlaidir.
Alors sûrement un petit poisson de rien surgirait des roseaux, retrouvant le désir des couleurs et l’excitation des saveurs.