à la gare des mots valises

J’arrive essoufflé devant les portes coulissantes, qui sentent bien que je suis pressé et s’empressent de coulisser, leurs dents glacées s’ouvrant en un large sourire vertical. J’entre. Le sourire s’éteint, le mien également, les portes referment leur bouche sans un bruit, et j’ouvre la mienne tout grand et les yeux aussi, sans voix et béat devant la scène irréaliste qui se joue devant moi. Partout des cris de gens qui s’interpellent, au milieu des valises et des enfantômes vivants et mouvants cherchant à s’éclipser et se volatiliser. Les parents s’affolent, et essaient de les retenir, en lorgnant de tous les côtés à la fois pour les empêcher de s’évaporer ou disparaître.

Je pousse ma valise jusque devant le panneau d’affichage des trains-retards et des trains-à-l’heure. Même ceux-là ne seront pas les premiers puisque sur le tableau les annonces de trains-trains avancent et se bousculent, les suivants chassant petit à petit ceux qui sont déjà partis.

Où est le mien ? J’espère qu’il n’a pas disparu quelque part, écrabouillé entre celui d’avant et celui d’après…

Ah ! Je le vois qui remonte, ouf ! C’est bien lui, le 21 313, le pauvre il n’a pas tiré le bon numéro mais au moins il n’est ni gagnant ni perdu.

10h39, c’est l’heure qui est indiquée pour son départ. Machinalement je lève la tête vers le mur là-haut, où l’horloge-de-concierge, qui sait toujours tout et surtout l’heure qu’il est et veut la dire à tout le monde, me nargue de son œil rond maquillé de noir tout autour. Bon, d’accord, oui, je veux la savoir, l’heure, c’est important, surtout quand on prend le train. Alors, toute fière, elle me clarine qu’il est 10h21, c’est net, clair et précis, elle n’a pas hésité une seconde. Mais quelque chose dans son regard de cerbère m’alerte : c’est une hypocrite, je le sais, elle raconte n’importe quoi. Je veux en avoir le cœur net. Aussi, je cache mes yeux sous mes paupières, surtout la gauche, et de mon œil valide bien que dissimulé, je vois la traitresse secouer une de ses aiguilles pour la faire bouger, ce qui, pour un si petit mouvement de rien du tout, lui demande quand même un gros effort, car malgré le brouhaha ambiant, j’entends distinctement le petit ‘han’ de douleur qu’elle na pas pu retenir. La voilà bien avancée ! car je ne suis pas dupe et si elle prétend qu’il est maintenant 10h22, je sais que c’est faux, elle a fait exprès pour me perturber. Mais à mon tour de jouer. Je la scrute longuement, œil contre œil, fixement, et là, voilà qu’il ne se passe rien ! C’est bien une preuve de sa culpabilité.

Heureusement, j’ai ma montrone, ma princesse, bien calée sur mon poignet, et en qui j’ai toute confiance. Elle confirme qu’il est 10h21, et je peux sereinement me diriger vers le compostagiaire à qui je tends mon billet. Mais ce jeune idiot n’en veut pas et je comprends vite qu’il faut le lui présenter dans le bon sens, alors que lui-même en manque, et qu’il ne sait pas lire autrement qu’à l’endroit. Evidemment, ce n’est qu’un débutant dans le métier, un compostâgé n’aurait pas fait tant de manières et aurait tout de suite accepté mon billet.

Maintenant, direction l’escalator-ou-raison. Je ne me pose pas la question et je m’avance sur la première marche, qui ne le reste pas longtemps. Quand elle arrive au milieu, brusquement un clic se déclenche et l’escalator-ou-raison claque ! C’est la panne sèche, alors que depuis tout à l’heure (avant même qu’il ne soit 10h21) je transpire et dégouline de partout. Alors, résigné, je marche-par-marche, puis je plonge dans l’écouloir bondé où le flot des voyageurs me pousse tout au bout d’un long tuyau encombré et obscur. Je sors enfin de là pour remonter sur le quaisson où s’impatiente le magnifique 21 313, qui déjà rue, soufferraille et grince, en attendant ses derniers voyageurs. Ensuite seulement il se calme, siffle même un petit air joyeux, et majestueusement, se met à ronronner sur toute sa longueur, entrainant doucement l’un derrière l’autre, comme un long serpent, tous ses anneaux qui soupirent d’aise.

Ma montrone, royalement, affiche avec certitude qu’il n’est que 10h38.

Jeanine – oct 2014

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