Catastrophe aérienne
Bombardée de l’engin en métal, à demi anesthésiée mais en vie !
Dans l’abîme violent de cette chute en mer, mon corps meurtri s’était enroulé, sans donner prise à la moindre cavité, obstruant tout orifice, je m’étais fait rond et la marée s’en était emparée.
Je me récupère en boule parfaite entre sable et eau.
Eperdue et présente, dans le hasard qui m’a laissée là, avec un sac encore collé dans mon dos.
Je ne suis pas nue et j’ai un sac. Dans une fouille fébrile, je tire habits, billets, carnet, crayon, brosse à dent, et voilà tout.
Pas d’état d’âme, survivre, un point c’est tout. Si ce n’est pas une injonction !
Dans un premier réflexe, je cherche à m’abriter, de quoi ? je ne sais pas. Mon cerveau est vide, je me protège comme l’animal menacé. Je m’empare du galet le plus acéré, découpe le pantacourt, la chemise, le polo pour en étendre la surface, je me sers des emmanchures afin d’étirer au maximum la toile avec des gourdins pelés par les courants.
Je creuse avec frénésie le sable sous cette enveloppe de fortune, me jette dans ce trou, tapie, aux aguets, presque lovée dans ses rebords secourables.
Mais à perte de vue seulement la mer, le sable et la forêt.
Ces infinis posent mon regard, me comblent tout à coup dans une respiration harmonieuse, cette amplitude me chavire, je suis au ras du sommeil. Dormir, dormir avec l’espoir que le roulis des vagues couvrira tout autre bruit insolite propice aux pires déferlements.
Je crains le froid de la nuit, dans un sursaut, j’enfile le polaire doublé de fourrure ; dans cette peau, l’énergie de la survie peut bouillonner. L’imaginaire travaille, construit la survivance. Demain je marcherai, je déchiquetterai la serviette en bandelettes pour maintenir deux grandes écorces, semelles de mes pieds et je m’aventurerai dans les lianes, dans les plantes luxuriantes, dans les enchevêtrements pour y découvrir ce qui bouge, y décrocher tout ce que je pourrai mordre de plus juteux, de plus nourrissant.
Si la forêt est trop hostile, la mer se prêtera peut-être à mon exil et à ma faim, quelques coquilles, quelques poissons furtifs, des suschis pour Robinsons.
J’ai toujours rêvé d’être bordée par la mer, ses mouvements m’animent, sa peau ondulée m’appelle, à souhait, d’instinct, je roule, je m’étire, me glisse dans ses remous, appuyée contre sa force et devenue transparente à force de m’y confier.
C’est ainsi que l’abrupt du sommeil me prend !
Au réveil de ma première nuit, le décor s’impose à moi, il est toujours aussi serein et peut-être pour toujours à moi. Une soif impérieuse m’oblige à l’entamer. L’immense masse verte de la forêt me happe, l’odeur de terre humide me saisit, la moiteur me rassure, je marche sur mes écorces en prenant soin de poser chaque pied comme le funambule car seule la ligne droite peut assurer mon retour.
Le sol me captive, des brindilles, des racines, des feuilles sur une terre noirâtre bien aérée, autant de ressources pour un feu et des cuissons. La végétation m’entoure sans horizon, mes yeux sont capturés au plus prés dans les éventails géants de fougères, les fleurs majestueuses couleurs vives en forme de piques de cœurs rouges, elles s’enroulent en entonnoir sur une membrane verte.
Dans un reflexe d’occidentale, j’ai envie de couper ces tiges épaisses, de les réunir mais je n’ai rien dans les mains, seulement mes sens en éveil et le mouvement de mes pas. Cet envahissement luxueux n’arrêtait ma marche mais m’avait privée de l’ouïe comme si elle se réservait ou ne pouvait être à l’unisson dans ce concert trop abondant. Pourtant tout proche, confondu dans des cris d’oiseaux, un clapotis certain et continu. J’accélère la pression de mes pas sur une terre de plus en plus spongieuse et je vois l’eau courir le long d’une forte racine en arceau, elle croise mes pas.
Je me précipite à même le sol et aspire sans fin le premier élément de ma terre recueillie.
Comment m’emparer de cette eau ? Les cornets de fleurs sont presque à ma portée, j’étire les bras vers ces grands géants et ils ploient, dociles ; ils sont tellement amples que, enroulés au creux de mes coudes, deux suffiront pour le lendemain.
Pourvue d’eau, je reprends ma ligne droite, le parcours inversé me donne à voir les fruits cachés à l’aller. Préserver d’abord mes amphores d’eau dans le sable mouillé et revenir aussitôt !
Me revoilà prête à mordre la chair d’un fruit gros et rond, je croque sa pulpe charnue, mon nez planté dans sa saveur abricot. Vorace puis gouteuse, j’ouvre des gousses dures dans leur couleur café, j’enlève les graines et déguste cette pâte à odeur musquée.
Je ne suis pas pressée, je laisse mes papilles en fête, j’ai toute la vie devant moi. Demain je reviendrai, demain, demain, il ya plein de demain, j’amènerai à mon abri ce fruit énorme en forme de cœur de bœuf comme marqué d’empreintes de doigts.
J’aurais pu naître cueilleuse, nourrir des ribambelles d’enfants dans un appétit consenti, les voir jouer de leurs instincts dans la grâce de la satisfaction.
Mais l’avion m’a catapultée seule sur cette île vierge et seul le recours à l’enfance peut survivre à une telle surprise. Et la mer ? tiendra-t-elle sa promesse ? les cigales, les perroquets et les étoiles y sont-ils vraiment avec les anges ?
Au bord de mon abri, assise sur ma plage, je retire du sac à dos les lunettes, les billets, le carnet et le crayon.
Détourner leur fonction pour survivre. J’obstrue les verres des lunettes avec un feuillet du carnet, je m’en sers tels des miroirs dressés vers le soleil, J’allume à l’économie les billets qui s’enflamment, je l’alimente avec des débris flottants, morts et épars, ils le font durer.
Le temps s’écoule en cette compagnie, je dessine sur le carnet un soleil de midi, le premier de tous ceux qui suivront, puis sur la dernière page, j’inscris d’un jet les prénoms aimés, je les ânonnerai, les chanterai tels des grains de chapelet de la continuité, l’absence va bien aux êtres chers ! il n’y aura plus de lettres sur ces pages, ici on dysfonctionne pour rejoindre la petite enfance !
Je longe, prudente encore, cette mer qui tire le fil, je sais qu’à mon retour, l’abri, le feu, les cornets d’eau m’attendent. Je marche sur la limite la plus durcie du sable mouillé, entre sable et eau des frégates, des pélicans me survolent et là bas, j’entrevois des tâches lointaines et obscures. Mes pas se précipitent, mes yeux discernent de mieux en mieux la lente progression des tortues marines, elles se hissent pour pondre.
Médusée, le corps mou, devenue invertébrée, je ploie sur celle qui rejoint déjà la mer. Bien à plat sur sa carapace de carreaux rouille orangé, je m’agrippe des deux mains aux articulations de ses pattes, elles deviennent mes bras de mosaïques brunes et blanches. Je pose ma joue sur sa nuque boursouflée, partie de peau molle pour ressentir la douce connexion de cet oreiller. Elle m’entraîne dans ses corridors sous-marins, me dépose sur les fonds coralliens.
Adulte, je m’éloignerai pour la pleine mer et les grandes migrations.
thérèse