Dans la vitrine du magasin fermé de costumes de Carnaval s’activait une femme à chignon gris, à la taille empâtée, au regard concentré. Impossible de deviner que, derrière la grille ouvragée, à l’heure où finissent les spectacles et où on se retrouve pour boire un verre et commenter la soirée, elle était en train de concrétiser son rêve le plus ancien.
La femme avait été une épouse consciencieuse et réservée, une employée appliquée et assidue et une mère dévouée et discrète. Traductrice, elle effectuait son métier avec beaucoup de minutie, vérifiant chaque phrase, rendant ses copies sans un jour de retard.
Et pendant des années, son rêve avait éclos, était devenu un projet qu’elle avait nourri : elle, la femme modeste, honnête, scrupuleuse, volerait des images et en naîtrait un film. Dans la vitrine masquée par le grillage, avec son appareil photo et sa caméra, elle volait des images. Elle avait marché dans la ville, avant de trouver dans ce magasin de déguisements la matière de son œuvre. A l’approche du Carnaval, le thème de décoration était les masques de femmes. S’y côtoyaient en foule les visages de plâtre, de velours, de bois, de cuir, de plastique, de tissu ou de papier, de toutes inspirations. Le grotesque s’éparpillait au milieu de figures antiques, de doux visages soyeux ornaient de rigides mannequins de bois, l’horrible ricanait aux côtés des effigies traditionnelles carnavalesques. Cet entassement disparate fut un révélateur : la femme volerait des images de visages de femmes. Elle avait décidé assez vite que son film serait sans parole, convaincue après les avoir tellement traduits, qu’on ne peut pas faire confiance dans les mots.
De l’autre côté de la rue, un théâtre était encore éclairé. Sur le mur, une immense photo d’un visage de femme, en noir et blanc, légèrement opacifiée par le papier collé sur une paroi inégale regardait sortir les spectateurs. Ombres noires, ils avançaient lentement, sous son regard sombre. Ses yeux noircis par le khôl et ses sourcils froncés lui donnaient un air triste et songeur. Ce visage fixé au mur regardait la femme en mouvement dans la vitrine de masques. Qui pensa qu’elle aimerait capter l’émotion dans sa fugacité. La colonne en ombres chinoises qui défilait devant la photo avait cependant quelque chose d’un peu ridicule, comme si les silhouettes sortaient des narines de l’image, trop grande, trop belle, trop star.
Brusquement, la femme s’immobilisa ; deux hommes quittaient la foule, traversaient et se dirigeaient vers le magasin. Elle se dissimula entre deux mannequins et ne bougea plus un sourcil. Les deux hommes discutaient avec véhémence et force gestes des bras et des mains. Rapidement, la femme enclencha sa petite caméra et les filma, images volées.
Elle se dit qu’il lui fallait maintenant quitter les lieux, qu’elle avait eu chaud, qu’ils l’avaient peut-être repérée. Elle se glissa dans l’arrière-boutique et s’arrêta net. Deux hommes de plâtre, figés devant un damier, paraissaient avoir été surpris en plein jeu. Elle fut saisie par le réalisme de l’œuvre et glacée par sa symbolique. Les statues, de taille humaine, contrastaient par leur blancheur dans la pièce peu éclairée. Les masques et les mannequins l’avaient fascinée, les deux figures pétrifiées la terrorisaient. Et l’attiraient en même temps.
Elle se secoua, il fallait partir. Et ne pas prendre le risque de perdre toutes les images qu’elle venait de récolter. Elle avait envie de les regarder, de les combiner et de créer un récit neuf, son récit.
Elle s’éclipsait silencieusement quand elle crut entendre un « Allô, allô », furtif, faible et mal articulé. Elle se retourna et il lui sembla voir qu’une des statues parlait au téléphone : « Allô, allô, je veux sortir. » À son tour pétrifiée, elle entendit le plâtre craquer et tomber à terre par plaques. Alors, elle enclencha sa caméra. Jamais elle n’aurait rêvé le spectacle qui s’offrait à son objectif. Elle filma l’homme qui, secouant son plâtre, se levait et se dirigeait vers la porte.
« -Je ne suis pas un pion, je pars », déclara-t-il à son compagnon statufié. Elle avait capté les paroles ; elle se sentit éclater de joie. Ce serait la seule phrase de son film muet.
Flottant sur une vague frayeur, emportée par une histoire qui naissait sous ses yeux, émerveillée, elle emboîta le pas de l’homme déplâtré.
Il savait où il allait. Elle le suivit dans les sombres ruelles de la ville endormie. Il ne semblait pas se rendre compte de sa présence. Il marchait, sûr de lui, d’un pas rapide, la tête haute. Il s’arrêta un instant pour téléphoner : « – C’est moi, j’arrive, je suis tout près maintenant. » Un silence. « -Oui, dis-moi le code. » Il stoppa devant la porte d’un petit immeuble vétuste et composa le code. La femme se glissa derrière lui dans l’entrée. Ça sentait la pisse de chat et les murs portaient de vastes auréoles de moisissures. Sous une unique applique, l’escalier paraissait vermoulu.
L’homme s’engagea sur les premières marches quand la minuterie coupa la lumière.
Ce fut la dernière image du film.
merci pour ce texte ancré dans le mystère.