La mamie me prend dans ses bras, elle porte sa longue chemise de nuit blanche. Nous descendons par l’escalier donnant sur une porte dérobée de la cuisine du rez-de-chaussée. Je suis à peine réveillé de cette nuit passée comme à l’accoutumée dans le lit à baldaquins et draps blancs entre papy et mamie d’adoption, nos voisins du minuscule appartement au-dessus de la brasserie de mes parents. Mon papa en costume cravate s’active déjà à faire des glaces dans la belle sorbetière argentée. Il m’effleure d’un rapide bisou sur le nez et m’ouvre la porte de la grande salle pour rejoindre ma maman, installée derrière le bar à la caisse enregistreuse. De mes petits pas mal assurés d’un garçonnet de deux ans, je me faufile jusqu’à elle. Elle me fait monter sur ses genoux, sous ses bisous, je penche ma tête sur sa poitrine, abrité de sa chevelure frisée et blonde. Je respire à plein poumons l’odeur de son parfum dont j’apprendrai bien plus tard que c’était le fameux « Channel numéro 5 ». Les bruits de discussion des clients se disputent avec la musique sorti du cornet du phono à aiguilles, jouant « Étoile des neiges » par Line Renaud. Luis, le serveur espagnol qui avait fui le franquisme, et était employé « au café de La Comédie », bien avant ma naissance, s’approche pour prendre un ticket de caisse pour les consommations qu’il va servir. Au moment où ma mère m’éloigne un peu, il en profite pour me tapoter sur la tête, en caressant mes boucles blondes à l’Anglaise conservées depuis mon plus jeune âge. J’adore son accent « Felipe, felipe guapo como va tou ». De nombreux clients sont installés pour un petit-déjeuner et certains pour leur premier apéritif. À la moustache garnie, je reconnais l’autre voisin du dessus, celui qui doit emprunter l’escalier extérieur en fer, sur la cour arrière du café qui donne sur la place de l’église, pour rejoindre son atelier de couture. Jamais je suis monté dans son lieu de travail, je l’imagine entouré de milliers de tissus, j’aimerais pour le prochain carnaval lui commander un déguisement. Maman demande à Luis de me conduire à mon siège d’enfant à l’arrière de l’établissement, près des tables à billard. J’aime voir les habitués frapper les boules blanches, et la rouge. Les petits bruits mats quand les boules se cognent m’amusent et allez savoir pourquoi bien plus tard j’aurai le fantasme d’être sorti du ventre de ma mère accouchant sur une des deux tables de billard du « Café de La Comédie », en attendant je « tétote » mon biberon goulûment.
Philippe atelier Bonnefoy